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Domaine étranger Histoire de parler

avril 1993 | Le Matricule des Anges n°4 | par Florence Roux

Un héritage et son histoire

L’argent ? La propriété ? Le titre ? Peut-être. Mais l’héritage pèse souvent plus lourd que ces trois termes. Il implique des liens indestructibles et des luttes pour le pouvoir, transmis ou conquis. Dans Un héritage et son histoire, d’Ivy Compton-Burnett, l’univers se résume à une famille de la noblesse anglaise de l’ère victorienne. Monde clos, prisonnier du passé face à un futur redouté, où les morts sont annoncées, puis vécues comme des révolutions, alors qu’il faut maintenir l’ordre établi coûte que coûte. Mais le détenteur du patrimoine vivra jusqu’à 94 ans. Que font alors les membres de sa famille ? Ils passent le temps, ils parlent le temps, le regrettent, le piétinent. Il parlent sans tenir parole, doutent de tout, redoutent le désespoir et la perte. Leur existence devient un spectacle grave, parfois grinçant ou tendre. L’histoire de leur vie est une succession de répliques, pratiquement sans recours narratif. Shakespeare est cité, présent au cours du drame. Ce dialogue n’indique pourtant pas le genre théâtral : il théâtralise un roman où les personnages n’ont pas le répit d’un monologue ou d’une description.
De sorte qu’ils semblent pris aux pièges de la plume d’Ivy Compton-Burnett, qu’on imagine, fine mouche patient, veillante ou malveillante, maniant le stylo comme d’autres l’appareil enregistreur, gravant voix et silences.
Il en résulte un texte dense, rapide. Les phrases courtes cinglent telles des jets de pierres. Le jeu est cruel. Les acteurs, au premier plan, doivent toujours parler ou écouter : poursuivre cette histoire-là, sévère et incertaine.
« A chaque mot qu’on prononce, on ignore sur quoi on va déboucher on avance en terrain miné », déclare un personnage. Sur le terrain miné du temps, les paroles humaines tentent de s’inscrire. A la fin, le dialogue s’interrompt, un drame s’est joué. D’autres se préparent sans doute.

Un Héritage et son histoire
Ivy Compton-Burnett

L’Age d’Homme
Traduit de l’anglais
par Gérard Joulié
163 pages, 120 FF

Histoire de parler Par Florence Roux
Le Matricule des Anges n°4 , avril 1993.