Clouées au pilori des mots, les choses. Et surtout un jour, le jour de la page blanche, peut-être pourrait-il déverser tous ces mots dans la fièvre, qui deviendraient alors : son œuvre ». Lui, Duc, est le personnage énigmatique autour duquel se construit le premier roman d’Isabelle Lévesque. Il avoue un jour à notre narratrice, à qui il rend régulièrement visite, ses doutes quant à ses capacités de raconter une histoire. Elle, en tout cas, ne se pose pas la question et se lance dans un récit complexe ne révélant que certains aspects du parcours de Duc, que quelques détails. Qui est-il ? D’où vient-il ? On ne le sait pas et ne comptez pas sur cette narratrice pour en être informé, elle restera silencieuse. Et d’ailleurs peu importe. « Raconter une histoire, ce n’était pas ce qu’il (Duc) voulait faire. » Et elle non plus.
Ainsi Le Syndrome de Korsakoff constitue la tentative d’un roman ou mieux une fiction qui sans cesse s’interroge, où la narratrice qui dit l’absence de « méthode rédactionnelle » (c’est le titre de la dixième partie) passe son temps à poser des questions. On pourrait parler d’un roman hypothétique, potentiel, un roman à venir où le jeu sur le fonctionnement du récit s’installe pages après pages. Si l’auteur simule l’incohérence -la trame du récit ne semble en effet suivre aucune règle, aucun modèle particulier- certains éléments qui pouvaient nous sembler obscurs au départ s’éclairent progressivement, au fur et à mesure des paragraphes. Isabelle Lévesque nous invite donc à une lecture active et dynamique, pas forcément linéaire. Dans cet univers romanesque le monde de la poésie côtoie des scènes de la vie quotidienne (l’anniversaire ou la communion de Duc) où le discours se fait parfois très concret.
Dans ce semblant de chaos, le temps file et d’une phrase à l’autre on passe de Duc enfant, aux côtés de sa mère à Duc « petit garçon d’un mètre quatre-vingts ». La narratrice, goguenarde, prend soin de s’expliquer : « Je ne fais que suivre la parole de Duc qui déverse son passé dans l’indifférence de la chronologie. »
Cette mise en scène de la fiction est là au service du syndrome de Korsakoff, une affection neurologique qui se caractérise par l’amnésie. A travers cette quête de Duc, son trajet (littéralement à travers ses voyages en train entre M. et R., trajet d’une demi-heure, métaphore de toute son existence), Isabelle Lévesque nous raconte la mémoire dans sa lutte acharnée contre l’oubli à travers le souvenir de Grand-Père Lionel, son meilleur compagnon d’enfance que la mort emporte trop tôt. Elle nous dit la volonté de chacun de durer, d’exister pour l’éternité, désir que Marie, amie de Duc anéantit en refusant sa paternité.
Le roman tout entier s’arrête lorsque Duc rongé par la maladie oublie de rendre visite à la narratrice devenue vieille, s’éclipse ainsi de « l’intrigue » et par là même y met un terme. D’une écriture poétique parce que souvent ambiguë (Rimski-Korsakoff ?), sans avatars, se dessinent la douleur de l’absence et le désarroi d’une présence, celle des personnages, celle des mots.
Enfin, la dernière partie (« Note de l’auteur ») précise : « On pourrait dire : « Affabulations ! Il a tout inventé, même Duc, même la vieille femme. » » Eh bien qu’on le dise mais c’est justement cela qu’on aime, une fiction vraie, réflexive. Avec ce premier texte, Isabelle Lévesque bouscule les voies régulières de la création romanesque.
Le Syndrome de Korsakoff
Isabelle Lévesque
Editions de Minuit
123 pages, 69 FF
Domaine français L’oubli du roman
février 1994 | Le Matricule des Anges n°7
| par
Pierre Ceppetelli
Le Syndrome de Korsakoff, ou commentl’amnésie finit par contaminer le roman tout entier. Une fiction sens dessus dessous d’un jeune auteur.
Un livre
L’oubli du roman
Par
Pierre Ceppetelli
Le Matricule des Anges n°7
, février 1994.