La scène inaugurale de ce recueil de nouvelles pourrait inspirer plus d’un journaliste en panne de métaphores pour illustrer la destinée incertaine d’un pays jadis appelé Union soviétique : un aveugle, « son regard invisible tendu vers le haut », est guidé à travers la ville par une vieillarde à demi-morte d’épuisement. Peut-on compter sur le brouillard…, composé de textes écrits entre 1982 et 1989, se présente d’ailleurs dans un premier temps comme l’inventaire avant liquidation d’un Empire défunt, qui commença par trébucher sur ses marches - sujet du récit d’ouverture, dont le personnage principal est un ancien combattant d’Afghanistan cloué sur son lit de douleur - avant de tomber en morceaux et de verser instantanément dans le chaos : drogue, violence, néo-nazisme, ces deux derniers thèmes faisant l’objet de morceaux de bravoure d’une démesure réputée slave : une partie de football avec un œil arraché (Témoin) et l’attaque d’un dispensaire pour maladies vénériennes par une bande de psychopathes d’extrême-droite (Peut-on compter sur le brouillard…).
Toutefois, l’auteur délaisse bientôt cette veine apocalyptique - devenue ou peu s’en faut, un genre à part entière chez les écrivains des anciens pays communistes - pour des exercices plus subtils. Dans des circonstances tour à tour absurdes, cocasses ou cauchemardesques, au gré des nouvelles, chaque personnage s’efforce de trouver une issue vers l’extérieur ou vers l’intérieur - de conquérir un espace de liberté ou de s’orienter dans les méandres d’un « moi » devenu labyrinthique : le locataire d’une chambre avec vue imprenable sur la décharge d’un hôpital entreprend d’en peindre chaque centimètre carré et, une fois son œuvre achevée, se volatilise au sens littéral du terme (Fenêtre), dans le cadre inattendu de toilettes pour hommes, un usager rencontre Dieu et un ange rédempteur sous les dehors guère plus conventionnels d’un cul-de-jatte et d’une demoiselle des lavabos (Blanc), une infirmière fait don de sa vertu à un chirurgien contre la promesse de sauver un blessé inconnu (Rocky Raccoon)…
Dans le décor de la Russie des années quatre-vingts, il s’agit de découvrir la porte dérobée qui mène vers « ce lieu où sont enfouies beaucoup de choses qui ne meurent pas, comme le nom d’un compositeur, des choses qu’on ne sait nommer sans les trahir, sans les compromettre, ces choses qui restent… ».
Andreï Bytchkov ne manque pas au passage d’invoquer les esprits tutélaires de quelques glorieux ancêtres. Trois textes successifs (Fenêtre, Vacuité et Musique à Yalta) s’apparentent en effet à des variations teintées de grotesque sur Une banale histoire de Tchekhov, sans occulter pour autant de probables réminiscences de Boulgakov et Alexandre Grine, notamment. Deux petites merveilles de fantaisie : Les Copains, le chauve et l’expert et Panne de courant évoqueraient plutôt la manière du Tchèque Bohumil Hrabal.
Toutes les clés s’avèrent cependant de peu d’utilité pour déchiffrer l’œuvre prometteuse de ce jeune auteur. Sabliers couchés sur le côté, miroirs fêlés et vitres dépolies, chacune des proses se clôt sur sa propre énigme, sur le secret intact d’une âme égarée. Chaque homme dans sa nuit. Et qu’attendons-nous d’autre en ouvrant un livre, sinon de nous perdre dans la nuit d’un autre ?
Peut-on compter
sur le brouillard…
Andreï Bytchkov
traduit du russe par Anne Zazzo et Anastasia Ozoline
Les Eperonniers/Le Griot
238 pages, 95 FF
Domaine étranger L’Empire déchéance
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10
| par
Eric Naulleau
Douze nouvelles d’Andreï Bytchkov, jeune écrivain russe, comme autant de fragments d’un pays en décomposition et d’une géographie intime.
Un livre
L’Empire déchéance
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°10
, décembre 1994.