Cela aurait pu être l’histoire paisible et banale d’un jeune couple parisien dans une tour de douze étages. Ou la chronique ordinaire des relations de bons voisinages entre Edmond, Bunny et Monsieur Jordan, le veuf du palier d’en face. Le Ventre, premier roman d’André Benchetrit, aurait pu être simplement cela si, dès les premières pages, le lecteur n’était saisi d’une étrange et agréable impression de flottement.
Des cartes mauves sur le seuil d’un appartement vide, des flaques nauséabondes qui se multiplient, une chemise à six manches, une langouste qui récite un poème, des décors qui s’effacent, des membres qui s’anesthésient… Insensiblement, le récit bascule dans une dimension où le réel se délite, où le monde part en lambeaux, où la parole tombe en panne. Cauchemar ou dépression, l’explication serait trop simple, le roman d’ailleurs n’est pas dénué d’humour. Et bien vite on comprend qu’à trop chercher le fin mot de toute cette histoire on risque surtout de manquer les petits fragments magiques qui naissent dans la lenteur comateuse des phrases.
Le ventre c’est celui douloureux de Bunny qui gémit : « je suis un sac et dedans je suis des centaine de pierres ». C’est celui de l’infirmière qui crie d’une voix d’homme à l’énigmatique Petit : « si tu ne sors pas tout de suite il va t’en cuire. Je vais te crever ». Le ventre c’est le monde clos de l’immeuble où des êtres sommeillent, meurent et renaissent comme dans un univers utérin. Le ventre c’est surtout le langage fertile de Benchetrit, la puissance féconde et aérienne de son verbe qui laisse deviner la naissance d’une parole singulière.
De ce ventre qui se boit d’une traite, on sort comme engourdi et sonné avec l’impression un peu confuse de ne plus trop savoir d’où l’on vient. L’esprit du ventre flotte encore longtemps.
Le Ventre
André Benchetrit
P.O.L
126 pages, 80 FF
Domaine français Ventre fertile
juin 1995 | Le Matricule des Anges n°12
| par
Maïa Bouteillet
Un livre
Ventre fertile
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°12
, juin 1995.