C’est une histoire à vous retourner le ventre. Une nouvelle tragédie de Phèdre et d’Hippolyte qui commencerait là où les Grecs l’ont laissée. Imaginons alors que Phèdre, au lieu de se pendre par désespoir amoureux, a continué sa vie pendant des millénaires, commémorant chaque année la mort d’Hippolyte par un nouveau sacrifice : ses fils, Acamas et Démophon, traquent chaque année un nouvel amant à offrir à sa vengeance. De ce macabre rituel sont nées d’innombrables filles, élevées par Nourricielle. Thésée, auquel les dieux des Enfers ont concédé un retour parmi les mortels pour retrouver Phèdre, sa femme, revient dans sa ville qu’il ne reconnaît plus. Son voyage s’achève. C’est le jour du funeste anniversaire. Cette année c’est Thésée qui sera le « gibier du temps ».
Triptyque en trois époques distinctes (Thésée a été créé en juin 1994 à Brest, Voix en mars 1995 à Montluçon et Phèdre, fragments d’agonie en novembre 1995 à Rennes), tragédie moderne au souffle singulier, Gibiers du temps tient à la fois de la splendeur et de l’insupportable. Avec la véhémence de l’exorciste, dans un style fragmentaire et incantatoire, Gabily convoque au théâtre toute la force des mythes fondateurs pour fouiller nos traumatismes les plus enfouis. « Il n’a rien fait, celui-là qui se nommait le Fils de l’Homme, que beaucoup de mal, je crois. Parce qu’il dit qu’il reviendra. Et il ne revient pas », dira Phèdre à Thésée dans un ultime face-à-face, filmé par Démophon jusqu’à ce que tout se dérègle sur l’écran. « Depuis quelques minutes aux (pauvres) images de ce sit-com tragi-comique (…) se sont substituées des images de charniers, de guerres, files de réfugiés, etc. Un obus est tombé sur une école, un cimetière », précise l’une des nombreuses didascalies. Ici, comme dans toute l’oeuvre de Didier-Georges Gabily, c’est bien toujours les guerres modernes dans leur horreur télévisée qui reviennent jusqu’à la nausée sous la plume obsessionnelle de l’auteur.
La Pythie, figure mythique, est là aussi. Prêtresse du pire, elle galvanise les hommes, derrière la vitre d’un peep-show par ses récits monstrueux. Le corps tuméfié et usé, Thésée se cogne à la nouvelle barbarie. Un monde régi par les dealers où les fils se déchirent pour le gain « qui est devenu l’ordre » et où les femmes ont troqué l’amour pour des fusils à canon scié. Thésée, l’étranger, le sans-papier, traverse les ruines de Gorazde affamée, se perd dans les banlieues, les images pornographiques, les incestes, les viols, les cohortes de sans-abri, le spectacle de la misère, l’ « amoncellement de cadavres, de sacs de riz pourrissant et de téléviseurs »… Sombres visions du siècle finissant que les chœurs de l’antique charient sans fin.
À 44 ans, l’écrivain, dramaturge, metteur en scène et chef de bande inqualifiable poursuit avec son groupe T’Chan’G ! (fondé en 1986 au Mans) une aventure de théâtre hors du commun. Comme ses textes, fascinants et inénarrables, dans lesquels on pénètre difficilement, il est vrai, si on ne les a pas d’abord vus montés sur scène (par l’auteur lui-même). Car il s’agit bien de théâtre et la pleine puissance de cette langue à proférer ne saurait se départir de la vie scénique que lui donnent les corps des acteurs. En sortant du théâtre, tout secoué encore de cette violente peinture du monde, on lira et relira sûrement pour entendre longtemps les chœurs terribles de ces Gibiers du temps.
Gibiers du temps
Didier-Georges Gabily
Actes Sud-Papiers
175 pages, 110 FF
Théâtre L’obsessionnelle boucherie de Gabily
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Maïa Bouteillet
Dans un ambitieux triptyque rouge sang, Didier-Georges Gabily puise au mythe de Phèdre pour fouiller l’éteel charnier du monde.
Un livre
L’obsessionnelle boucherie de Gabily
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.