Berlin, Bertolt Brecht-platz, 1er janvier 1996. Dans la lumière blâfarde d’un soir d’hiver, des centaines de petites silhouettes se pressent vers le Berliner Ensemble, comme happées par la voix tonitruante qui monte du théâtre. Le testament d’Hitler gueulé en manière de prologue à la pièce que l’on joue ce soir-là, La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht. Sur les façades du bâtiment, d’immenses affiches noires annoncent la couleur de la saison, comme en signe de deuil prémonitoire. En lettres blanches simplement trois noms : Brecht, Müller, Shakespeare. Dans le hall, quelques fleurs déjà fanées, la liste des noms de tous ceux qui sont venus dès qu’ils ont su la nouvelle. Sur des écrans de télévision, le visage familier, éternellement barré d’un gros cigare. Heiner Müller est mort le 30 décembre 1995. L’hommage est discret.
Dans la maison presque rien n’a changé. Ce soir-là, le lendemain et les jours suivants, les acteurs ont continué, ont prêté vie encore à sa dernière mise en scène, fouillé encore les poubelles de l’Histoire, exhumant, avec Brecht, avec Müller, le spectre d’Hitler ricanant derrière le masque d’Arturo Ui. L’Allemagne est orpheline de sa dernière sentinelle, postée comme une mauvaise conscience entre l’Est et l’Ouest. Poète, écrivain, dramaturge et penseur de son temps, il redoutait la chute du mur parce qu’il y voyait du même coup l’effondrement de « la seule alternative au capitalisme ». Utopiste sombre, veilleur intransigeant, il dénonçait dans l’Europe en train de se construire la primauté de l’argent, « la solidarité internationale du capital contre la pauvreté ». Fils spirituel de Brecht, il défendait avec ardeur la dimension civique et politique du théâtre. Contradicteur contradictoire, admiré et haï par ses concitoyens, il a rassemblé toute l’Allemagne autour de ses funérailles. L’Histoire a englouti le mur, Heiner Müller ne pouvait que le suivre, marquant définitivement la fin d’une époque. Sur la scène, le rideau est tombé. Au dehors, Berlin retentit de mille chantie
Théâtre Pour Heiner Müller
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Maïa Bouteillet
Un auteur
Pour Heiner Müller
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.