Haïe ou Le jeu de l’oie, c’est l’immersion totale et immédiate dans l’usine à fabriquer les rêves, les désirs et les fantasmagories d’une orpheline de quatre ans. A partir d’un jeu de l’oie et de dés lancés au hasard, l’enfant fabrique pour elle seule un univers fait d’émotions et de tourmentes. Qui suis-je, moi qui ne sais d’où je viens, ai-je des parents ? Si c’est le cas, qu’est-il advenu d’eux ? Seule face à elle-même dans ce lieu impersonnel qu’est l’orphelinat - au milieu de cinq mille « Jimmys » comme elle sans identité qui « jubilent et récriminent » - celle qui se raconte, s’invente une complice à la mesure de son brûlant désir d’exister : Haïe. Amie rêvée, double de celle qui l’a inventée, Haïe apparaît à l’enfant dans un grondement. Mi-ange mi-démon, Haïe est dotée d’une histoire : si elle n’a pas non plus de parents, c’est qu’elle les a tués. Elle le sait, elle est donc libre.
La vraisemblance n’est pas le souci de Josée Laure. Haïe, l’enfant ouragan de quatre ans, fume des cigarettes, boit de la bière, gronde, grogne, mord, apparaît, disparaît, parle l’arabe, le chinois, le sanskrit. Monstre de connaissance, d’émotion, d’agitation, et de colère, Haïe est tout, la nature même, l’immensité : « Elle accourt. Du fond du parc. Apportée par la chasse du vent. (…) Une houle enroulée par le vent la refoule près de moi. Sa respiration qu’elle reprend comme pour s’emplir et épuiser le vaste alentour ». Elle a le pouvoir de se fondre dans l’autre : « J’étouffe à la contenir. M’en libérer. Elle m’excède. Elle m’engloutit. Je cours, je m’arrête et quoi que je fasse je reste en contact avec la beauté du monde. » Elle est enfin pour l’enfant une présence démesurée, violence et amour conjugués, un poème : « « J’aime beaucoup les gens que j’aime ! ». Qui ne l’a pas entendue prononcer cette phrase ne connaît pas le pouvoir d’une parole humaine. »
On ne se lasserait pas de citer des passages de ce livre car ce qui retient, c’est l’écriture, une voix personnelle extirpée de la langue : « Dans la rue piétonnière où la foule fait nœud, crocs-en-jambe et pince à linge, nous portons haut nos rêves comme un étendard. » L’orpheline, en redonnant du pouvoir aux mots, transforme l’inaceptable réalité.
Haïe ou le jeu de l’oie est un texte de démesure, tant dans le tragique que dans l’humour. Certains motifs comme ceux relatifs au passé de cette petite fille de quatre ans, sont monstrueusement drôles : Avant d’entrer à l’orphelinat, Haïe raconte ses années de labeur après la mort de ses parents, l’usine de retraitement de déchets radioactifs à gérer seule, les tâches ménagères de la maison- un festin à préparer pour deux cent cinquante-huit notables accompagnés de leurs épouses… Les repères d’un enfant en bas âge sont bien différents de ceux des adultes et l’imagination non-bridée a tôt fait de les métamorphoser. Josée Laure rend compte dans son livre de ce que l’enfance recèle de plus beau, le permis de rêver sans réserve et surtout sans auto-censure.
En exergue de ce texte puissant, une phrase d’Henri Michaux prévient le lecteur : « Qui garde son fou, meurt sans voix ». C’est une folie en effet que ce livre : dans une langue riche, délirante, hallucinée, l’auteur livre un texte abondant, où tragique et émerveillement s’épousent violemment.
Une énigme demeure pourtant : les pouvoirs poétiques insoupçonnés du traditionnel jeu de l’oie !
Haïe ou Le jeu de l’oie
Josée Laure
Babel
148 pages, 95 FF
Domaine français Haïe ou la vraie vie
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Marie-Laure Picot
Dans un flot de paroles et de visions, une petite fille emplit son propre néant de tableaux oniriques. Un feu d’artifices lancé par Josée Laure.
Un livre
Haïe ou la vraie vie
Par
Marie-Laure Picot
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.