Il y a quelque témérité à choisir Jakob Lenz (1751-1792), figure tourmentée du « Sturm und Drang » romantique, comme personnage principal d’un livre, et plus d’audace encore à relater un épisode qui fut déjà le sujet d’une célèbre nouvelle de Georg Büchner : la crise de démence qui frappa le poète allemand durant son séjour chez le pasteur Oberlin en 1778. Dans l’ombre de ces présences tutélaires et face à cette énigme d’une opacité minérale -Jakob Lenz compare son mal à « un gros caillou noir, emmuré dans son cerveau, [qui] lui ronge la tête », Christian Birgin use d’un style dépouillé de toute affêterie littéraire -même s’il succombe parfois à la tentation de l’aphorisme-, et s’efforce de cerner le mystère plutôt que de le dissiper. Les deux protagonistes de ce beau texte dialoguent ainsi moins à l’occasion de leurs conversations directes que par la mise en résonance de leurs voix intimes, respectivement le journal du pasteur et les monologues intérieurs de l’auteur des Vêpres siciliennes. Dans le même ordre d’idées, il convient aussi de noter la remarquable économie des scènes les plus tragiques, par exemple lorsque Jakob Lenz entreprend de ressusciter une fillette ou lorsque sa mère lui apparaît en un rêve bouleversant.
Si « l’homme trop nu » entraîne peu à peu l’« homme de Dieu » dans les méandres de son esprit dérangé, il communique de surcroît son trouble à tout lecteur un peu sensible, dans la mesure où, parallèlement aux ravages grandissants de la folie, une vérité cherche à frayer son chemin. La maladie mentale de Jakob Lenz n’est pas seulement l’envers de la raison, mais aussi l’autre côté de l’existence -au sens appauvri que lui prête ce dernier : « Est-ce vivre que de passer sa vie à supporter celui que l’on n’est pas ? » -, où l’homme prend pleinement conscience de sa misère existentielle, demeure véritablement inconsolable de ses amours perdues, réfute compromis et compromissions, et cesse ses babillages, à l’écoute des bruissements d’un langage unique : le silence.
Éric Naulleau
La Blessure
Christian Birgin
Cheyne Éditeur
160 pages, 80 FF
Domaine français Lenz-pierre noire
septembre 1996 | Le Matricule des Anges n°17
| par
Eric Naulleau
Un livre
Lenz-pierre noire
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°17
, septembre 1996.