Sous les fenêtres de la villa parisienne du cinéaste Victor Kasel, un homme parle et s’agite. Dans un monologue enfiévré et paranoïaque, il déverse son désespoir à qui veut l’entendre. La rancœur d’un homme à qui l’on a volé sa vie, 45 ans plus tôt. Visage creusé, manteau élimé, une pauvre valise à ses pieds, « l’énergumène » attend sur un banc du square tout proche. La vengeance est un plat qui se mange froid. Lambert Majeur a patienté pendant 45 ans. Il peut bien attendre encore quelques nuits… Le temps de raconter toute une vie emportée par le mensonge.
Comment il en vint à fendre des bêtes aux abattoirs de la Villette, pour nourrir sa femme Pina et Violette, la fille de celle-ci, dans le Paris de l’après-guerre. Et comment, par un beau jour d’été 1949, il mordit à l’hameçon du « cinéma vérité » pour jouer son propre rôle de boucher dans L’Amour des animaux. « Kasel m’avait montré ses guêtres, ses projecteurs, tout l’attirail du cinéma qui nous fait perdre la raison. » Viré des abattoirs, Lambert - qui désormais s’appelle Antoine Riche- se rêve en « acteur d’un nouveau genre » accroché à l’espoir de La Nuit sans lendemain, le film de sa vie que Kasel ne tournera jamais…
Auteur de nombreuses nouvelles et d’un premier roman, Parole de singe (prix Fénéon), Patrick Cahuzac, né à Strasbourg en 1963, signe avec L’Énergumène un livre tendre et drôle. Victime toute désignée, ce Lambert Majeur ridicule est finalement presque poignant. En filigrane, transparaît une réflexion sur la frontière ténue et glissante entre fiction et réalité et, fatalement, sur la dérive moderne que sont les reality shows. Mais si cette question reste tangible tout au long du roman, l’auteur pourtant n’assène aucune morale et nous épargne, heureusement, le discours type grand sociologue des médias. Dans un style dense et rapide, il laisse filer l’histoire. On n’en gardera pas un souvenir impérissable. Mais sa construction efficace nous offre une lecture intelligemment récréative.
L’Énergumène
Patrick Cahuzac
Gallimard
144 pages, 85 FF
Domaine français Le boucher sentimental
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Maïa Bouteillet
Un livre
Le boucher sentimental
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.