Tous ceux qui en ont abusé savent qu’on ne fréquente pas impunément les grands poètes. On s’en nourrit avec délectation, on en explore tous les pièges magiques. Ainsi, se laisser prendre aux mots d’Yves Martin, c’est subir une influence subtile et définitive. On raconte que plus d’un apprenti est tombé dans ses rêts, que d’autres font depuis belle lurette du Martin. Ils sont sous le charme. Comment ne pas l’être ?
Yves Martin s’est parfois donné l’image d’un gros hérisson, ce « Critter » de film-catastrophe qui tire la patte. Il est surtout le nouveau Protée qui change toute chose en personnage, rompant lui-même avec un corps qui le blesse. Si sa stature en impose, si ses rouflaquettes convoquent un ogre de conte enfantin, elles cachent un homme qui, comme l’a si bien vu Raphaël Sorin, porte ses vêtements comme un noyé. Yves Martin a hérité d’une existence chahutée : enfant cloîtré par la tuberculose il a rêvé ; clerc de notaire comme Balzac et Jean de La Ville de Mirmont, il s’est armé de la rigueur « Des notes, cadastre, hypothèque ». Même s’il ajoute : « Au bureau, sans raison, je vais dans le couloir. Je reviens./ Je sautille comme un boxeur./ Je parle à un collègue/ Qui aussitôt après tombe en poussière ». Chômeur depuis le début des années quatre-vingts, malade, il garde une phrase dans chaque poche, un souvenir joyeux ou un regret. « Ne me touchez pas./ Danger. Comme la cabane/ Dans le potager de mon enfance. Au fond du puits frondeur,/ On entend la locomotive. »
Du temps où, avec Alfred Eibel et Jean-Pierre Martinet, il menait grand train, c’était la chasse aux plaisirs. Une exubérance de la bonne santé, l’ivresse des sensations qui peut « Incendier pêle-mêle le gigot du dimanche/ Les plus belles brunes de la ville,/ Ouvrir le livre à la page velue/ Chasseur pétillant comme un grain de café. » De cette excitation, il reste des traces, physiques ou prosodiques. Un peu de mélancolie, le constat des souffrances ont ouvert le cycle long de la maladie.
Il est de notoriété publique qu’Yves Martin est un poète imagier. On dit moins qu’il est pointilleux c’est l’école du notariat, si tatillonne, et celle du cinéma dont il est l’enfant prolifique. Auteur d’une Histoire du cinéma français (à paraître aux éditions Méréal) et de scénarii, il opère comme un réalisateur, repérant minutieusement le décor de ses prochaines proses, d’un poème à finir. Il n’oublie rien. À force d’observation, il reconstruit dans ce poème un film, dans celui-là un roman. « Je m’appelle Jérôme Bauche/ Bien sûr, je mens./ Sur la couverture du livre, l’auteur Jean-Pierre Martinet/ ressemble à un homme de bar, à trois heures et demie,/ quatre heures du matin,/ L’heure où plus rien n’est possible ».
Allez après ça démêler l’écheveau des citations, des influences ! Un improbable exégète y passerait sa vie. Dominique Joubert en sait quelque chose. Poète ami du poète, (il a publié notamment Un promeneur inutile à La Bartavelle, 1996) il lui a fallu de la patience et de l’amitié pour accomplir son travail de bénédictin. En quelques jours, il a recensé les poèmes inédits ou éparpillés dans une théorie de revues (soit trente ans d’écritures, d’inventaires, de Retour contre soi) et produit une introduction que l’on dirait définitive, à la fois concise et précise. C’est le remarquable « À l’enseigne du Bonheur des tristes » qui condense l’essentiel de l’homme et de son œuvre, un double exploit.
D’abord parce qu’Yves Martin est un bavard paradoxal qui se dévoile assez peu -il faut, par exemple, bien tendre l’oreille pour apprendre qu’il a lu ses premiers Tintin chez la fille de Camille Lemonnier ou deviner sous le vers le fait tangible, l’anecdote cachée. Ensuite parce qu’il fallait de l’audace pour s’attaquer au mythe de Martin ambulator, une figure incomplète qu’exploitent les amateurs d’un certain exotisme parisien. Moins triviale que celle du Piéton de Paris, Dominique Joubert établit une analogie entre Martin et Jean Follain. On est d’autant plus frappé de cette fraternité qu’on retrouve les mots de René Lacote qui, en 1937, remarquait chez Follain « une perpétuelle imagerie (…) qui doit sa richesse à des dons particuliers d’assemblage ». Ces deux débusqueurs de trouvailles sont éblouis par « l’homme des foires qui mange des lapins crus ». Ils partagent les mêmes accents simples, une tendresse candide. Les poèmes d’Yves Martin sont plus douloureux, plus mélancoliques et il a sa marque, des images flamboyantes, des comparaisons dont il use jusqu’à l’hypnose.
Le Manège des mélancolies amène ce constat : la poésie d’Yves Martin a profité au sens nourricier du terme des aises que prend sa prose. Les textes du Partisan (1964) et du Marcheur (1972) étaient lancés comme une volée de flèches : « Un hôtel. Une servante pastèque./ Un patron mérou. Œil nourri, / Fessu, balochard. Pattes/ Mal bouturées, grasseye. » Les plus récents ont des ondulations plus serpentines. Ils ont le verbe long. Martin a longtemps humé les mots et finalement les boit comme un bon beaujolais. Gouleyant, toujours trop court. Parfois même il les apprend… Lorsque, après Verlaine, il a fait ses hôpitaux, le crayon lui manquait.
Depuis près de cinquante ans, Yves Martin se repaît de littératures dont il sait partager les beautés. Ce n’est pas Lagarde et Michard, c’est chemins de traverse et taillis oubliés. Sa prédilection pour Basile Sainte Croix est fameuse mais il dédie aussi un poème à René-Louis Doyon, vante sans répit les mérites de Léon Frapié, de Jean-François Elslander et des poètes contemporains (Jean-Michel Robert, Jean-François Xuereb, etc.). Il sait donner des leçons d’indulgence sans se départir d’une tranquille lucidité. La plupart des littérateurs trouve grâce, jusqu’à Stendhal dont on était loin de le croire fervent. Depuis trente ans, Yves Martin est de la confrérie des grands écrivains.
Manège des mélancolies et
Le Partisan / Le Marcheur
Yves Martin
La Table Ronde
348 et 253 pages, 135 et 55 FF
Poésie L’imagicien de quartier
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Éric Dussert
L’actualité éditoriale met l’oeuvre d’Yves Martin sous ses feux. L’occasion, enfin, de savourer la richesse d’un poète qui change les mots en images.
Des livres
L’imagicien de quartier
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.