Ils étaient neuf acteurs et actrices en novembre dernier au Centre Georges-Pompidou à créer, sous la direction de Claude Buchvald, l’adaptation pour la scène de La Chair de l’homme de Valère Novarina.Neufs comédiens pour bien plus de rôles, ou plutôt, de voix.Car dans le théâtre de Novarina, totalement dépourvu de psychologie,les personnages qui viennent s’exprimer ne sont guère des êtres.Plus abstraits que les figures beckettiennes, ils sont, avant tout, des organes à parler. « La Mangeuse Ouranique, Le Mangeur d’Ombre, La Mangeuse Onomate, Le Mangeur Longis » et avec eux « Jean à Dent, (…)Les Omnidés, L’Enfant Sans Limites, (…) Quelqu’un, (…) La Personne Mangeant Personne » et toute la carnavalesque troupe (ils sont plus de cent) sont convoqués à un repas cosmogonique de grande ampleur : il s’agit de manger le monde. L’acte en lui-même est une communion.Il implique que l’homme ingurgite une partie du monde qui n’est pas lui (« les randules, le doubiet, l’escardouffle, la pastonade, (…) des pétotes, de la ratatoulle » etc.) ; que cela, englouti, devienne une part de lui-même avant d’être transformé pour retourner au monde. Ainsi, à la question de L’Enfant d’Outre Bec : « Lorsque nous mangeons, où vont et où iront la somme des choses que nous engloutissons ? », La Personne Creuse répond : « Moitié va par terre rejoindre les cadavres par les bases ; moitié va en l’air chez Jean Dieu ! » L’axe vertical relie le ciel à la terre, la bouche à l’anus. Dans ce tuyau passent aussi bien ce qui est mangé que ce qui est dit.La parole, chez Novarina, revêt un caractère divin dans la mesure où il suffit de nommer pour faire exister.Elle peut invoquer Dieu, et s’élever à la prière, ou bien, maltraitant la syntaxe s’abaisser vers le comique le plus bouffon.
Ce qui fait la matière d’un tel théâtre, c’est bien, justement cette parole inouïe jusqu’alors qui cherche à se libérer de son rôle habituel : signifier.Pour illustrer cela, on pourrait rappeler le tableau de Magritte, La Trahison des images. Si ce que l’on voit sous l’inscription « Ceci n’est pas une pipe » représente bien une pipe, il n’en demeure pas moins que c’est un tableau.Chez Novarina, cela donne dans la bouche de Le Mangeur d’Ombre : « Nous ne mangeons pas le verbe manger ; alors que nous pouvons très facilement parler du verbe parler. »
De ces prises de paroles, le sens, souvent, nous échappe mais, comme le dit La Mangeuse Ouranique : « Le monde est un immense tube dont nous ne savons aucune des conclusions mais dont nous entendons la logique ».
Une substantifique moelle qui ne passerait que par la compréhension ne nourrirait pas son monde.Aussi faut-il chercher, non pas à comprendre, mais seulement à entendre ces paroles.Elles portent plus que du sens, une matière organique qui nous pénètre, nous modifie et que l’on transformera à notre tour, comme l’auteur transforme les mots, les chansons, dans une regénération perpétuelle et génératrice. Dans cet acte (proche d’un rapport d’interpénétration amoureux), la langue a besoin du théâtre pour se faire matière.Aussi, vaut-il mieux lire Novarina à voix haute, quitte à déranger les voisins.Cette voix-là doit s’entendre et se prononcer.
Le Repas
Valère Novarina
P.O.L
140 pages, 98 FF
Théâtre La Cène mise en scène
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Thierry Guichard
Adaptation de son précédent livre, Le Repas de Valère Novarina convie les spectateurs à partager un menu gargantuesque et mystique.
Un livre
La Cène mise en scène
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.