Sobrement intitulé La Maternelle, le roman de Léon Frapié tient une place unique dans notre littérature. Une place discrète mais remarquable. Publié en 1904, le livre obtient le deuxième prix Goncourt à l’époque où celui-ci n’est décerné qu’à d’incontestables chefs-d’oeuvre. Le président du jury, Huysmans, le qualifie de « maître livre » et ajoute « ça pue le paupérisme de Paris et la crasse des gosses… c’est nerveux, pris sur le vif. ». La presse le couvre de lauriers.Représentant du naturalisme finissant, Léon Frapié (1863-1949) débute avec L’Institutrice de Province (1897) où il prouve qu’il a déjà le sujet bien en main. Le jeune homme a pris un chemin inédit pour entrer en littérature, le mariage… En 1888, il épouse Mlle Mouillefert, une institutrice communale qui lui fait le récit des anecdotes du jour où il pioche de quoi nourrir son oeuvre. Celle-ci dessine un univers cruel et cafardeux bien éloigné de La Guerre des boutons. Ses écoliers seraient plutôt les cousins de Poil de Carotte. Cependant Frapié frappe plus fort que Jules Renard en observant une école entière dans son effervescence : chaque destin individuel y dénonce la tragédie collective.Alors que Pauline Kergomard, Paul Robin et Francisco Ferrer tentent de réformer l’enseignement, Frapié adopte par conviction malthusienne le roman réaliste et social. « Pour excuser ma manie d’écrire, je me dis toujours « ces notes peuvent rendre service » (…) à la condition que leur sincérité ne fasse aucun doute. Or, pour trouver créance, il ne faut pas être trop vrai. Les gens sont si heureux de pouvoir hausser les épaules et crier à l’exagération ! » Conscient du risque, il immerge sa narratrice, une bourgeoise déclassée devenue femme de service, dans l’école d’un quartier pauvre où « les ruisseaux ont une maladie noire ; la chaussée […] sue gras quand elle n’est pas noyée par la pluie ; les trottoirs, trop peu respectés des chiens, des enfants et des ivrognes, abondent en épluchures traîtresses. » Avec pitié, la jeune femme observe les enfants puis, mue par un sentiment maternel, les apprivoise. Ni Poulbot, ni Gavroche, ses « brimborions » sont les fruits d’un monde avarié. « Comme la minceur des mollets exprime douloureusement la débilité du corps ! Et pourtant, ces enfants sont gais, joueurs, autant que peuvent l’être ceux d’une meilleure condition ; mais leur insouciance ne réjouit pas précisément, elle oppresserait plutôt comme un signe d’incurabilité. » Elevés dans la crasse, ils survivent d’un quignon de pain, traînent quasi nus sous la pluie, meurent de coups et de maladies. Les coupables sont désignés : bêtise et brutalité.
La Maternelle accuse encore le dogmatisme des institutrices normaliennes sans inspiration ni finesse. Tout révolte dans la morale « républicaine » qu’elles inculquent aux enfants. « C’est le meilleur de l’individu qui se dissout à l’école » avec les messages imbéciles du respect de la loi, de l’argent… - « Soyez soignés dans vos vêtements » dit-on à ceux qui n’ont ni veste ni souliers - jusqu’au sacro-saint respect dû à des parents qui ne connaissent des baisers que celui du goulot et des tendresses que celle du ceinturon.Au terme de ce voyage au bout de l’enfer, on se reproche l’apitoiement auquel nous ont conduit les enfants rachitiques et tarés. Ce n’est qu’une façon de célébrer la force d’évocation et la tendresse de Léon Frapié. Son admirable Maternelle est le livre intolérable d’un homme de coeur.
La MaternelleLéon Frapié
Phébus237 pages, 129 FF
Histoire littéraire L’anti-Poulbot
novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21
| par
Éric Dussert
Fruit de la rencontre d’une bourgeoise déclassée et des gamins de la zone, La Maternelle est le chef-d’oeuvre de Léon Frapié, pédagogue et romancier social.
Un livre
L’anti-Poulbot
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°21
, novembre 1997.