Né en 1930, Antoine Vitez, a soixante ans lorsqu’il quitte la scène pour toujours. Ce départ laisse tout à la fois un grand vide et l’empreinte définitive, féconde et ouverte pour ceux qui travailleront après lui, d’une façon de voir et de faire le théâtre. À presque 36 ans, alors qu’il écrit déjà depuis l’âge de 28 ans, Antoine Vitez fait son entrée dans le théâtre comme metteur en scène, mais aussi comme traducteur. Il travaille alors sur le registre contemporain, mais n’exclut pas la relecture du répertoire classique, ces « galions engloutis », en défendant l’idée de son étrangeté, d’une distance nécessaire à son entente.
Passant aussi bien par Tchekhov, Jarry, Maïakovski, Brecht, Tournier, Kalisky, mais aussi par Sophocle, Racine et Molière, etc., on reconnaît Antoine Vitez au traitement qu’il fait subir aux textes, jouant des ruptures, du montage et de la dissonance. Il travaille aussi sur la diction de l’alexandrin comme résistance formelle au langage commun, intègre les accents de voix comme altérité même d’une langue, fait jouer à un acteur masculin un rôle féminin et inversement. 63 mises en scène, de 1966 à 1986, plus de quinze auteurs traduits, du russe, du grec ancien et moderne, de Mikhaïl Boulgakov à Yanis Ritsos, sans compter les enseignements, les revues et les théâtres qu’il dirigea (Théâtre des quartiers d’Ivry 1972-1981 ; Théâtre National de Chaillot 1981-1988 ; administrateur de la Comédie-Française 1988-1990), Vitez fut un homme pressé par le temps, « seul au centre de moi-même », dira-t-il. Un homme qui tint aussi une sorte de carnet sur plus de trente ans, véritable « journal du sujet » comme le nomme Henri Meschonnic dans sa préface, que cet important volume de 450 pages rassemble sous le titre simple et laconique de Poèmes. Reprenant les premières éditions de La Tragédie c’est l’histoire des larmes (1976) et de L’Essai de solitude (1981), Poèmes n’est pas seulement un recueil de textes. Malgré le découpage chronologique, en deux parties (1958-1975, 1959-1989), on comprend ce livre comme un « noeud rythmique » (Mallarmé) inachevable. Une entreprise qui, comme le dit encore Meschonnic, « tient ensemble cette invention de vivre et cette invention de la tradition qui fait du rythme une expérimentation, une physique du sens ». La préface (cinq lignes de Vitez) qui ouvre le premier recueil frappe par sa simplicité : « -comme une voix d’homme, sombre, sous une voix de femme, dans la nuit… ».
La suite aura le même effet. Vers ou proses, on entre dans le rythme d’une vie qui s’écrit et se ramasse à la fois par rapport aux événements sensibles du temps vécu et face à l’Histoire. Sans sophistication formelle, mais exigeante de sa forme, l’écriture de Vitez touche ce centre-là, s’ouvre aussi bien à des notations quotidiennes qu’à des rêveries lointaines, aux surfaces intérieures qu’aux corps physiques, à l’amour qu’au politique. Rien ne sépare toutes ces dimensions de perception. On est à la fois dans la chair et l’idée du monde, dans sa tête et dans la femme dont il parle et qui accompagne une solitude première, « compagne de la vie » : « privé de mots devant elle,/comme un jour devant le feu,/toi quand tu parles de ces choses là qui as des mots comme des organes dessinés,/immobile/tout un jour devant le feu. ». Ce livre, puisqu’il faut bien entendre ces pages comme un seul et même mouvement, montre que pour Vitez le rythme d’une vie se comprenait comme « une étoffe impalpable, humide, une mouillure de tout le corps sur nous, (…) une source inépuisable au centre de nous ». Cette unité dessine la force d’une pensée. Est-ce encore trop demander, aujourd’hui, à un auteur ?
PoèmesAntoine Vitez
P. O. L462 pages, 165 FF
Poésie Vitez, l’homme pressé
novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21
| par
Emmanuel Laugier
Le metteur en scène, acteur depuis l’âge de dix-huit ans comme il le disait, et traducteur Antoine Vitez était aussi un écrivain. Magistral….
Un livre
Vitez, l’homme pressé
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°21
, novembre 1997.