À ce point connu et reconnu en Russie qu’un prix littéraire porte son nom et qu’un musée lui est consacré, Vassili Choukchine (1929-1974) demeura pourtant résolument imperméable aux funestes théories littéraires du réalisme socialiste et figura donc au nombre des rares écrivains soviétiques qui parvinrent à sauvegarder tant leur liberté d’expression que leur liberté… tout court.
Classé parmi les « écrivains-paysans », l’enfant de Sibérie prouve ici à titre posthume que son talent ne consista pas seulement à suivre ce sillon rural. Vassili Choukchine apparaît avant tout comme un maître de la forme courte, expert à camper des personnages ou créer des atmosphères en quelques phrases puis, dans les dernières lignes de la nouvelle, à bouleverser les perspectives et ruiner toutes les certitudes du lecteur. A cet égard, le huis clos entre un bagnard et un ermite de la taïga qui ouvre le recueil (L’Envie de vivre) est un modèle du genre. Ce serait d’ailleurs plutôt en référence à cet art de l’ultime pirouette qu’il faudrait entendre le titre du présent livre (Post-scriptum), même si le récit homonyme -présenté comme un manuscrit trouvé dans une chambre d’hôtel de Leningrad- se révèle une petite merveille d’humour et d’irrévérence : « Mais dans les magasins, on trouve vraiment de tout. A part des stores, c’est vrai. Dans l’ensemble, la ville est fichtrement plus près du communisme que notre bonne vieille campagne. »
Les modestes héros de ces histoires sont des hommes qui, las de marcher au pas, se décident un jour à sortir du rang : un père de famille refuse de se laisser impunément traiter d’ivrogne (L’Offense), un prisonnier s’évade trois mois avant le terme de sa peine (Stiopka), un malade préfère mettre sa santé en péril que de courber l’échine devant un petit fonctionnaire (Vanka Tiépliachine) et certaine forte tête délaisse tous les samedis son travail au kolkhoze pour prendre un bain de vapeur (Aliocha Lacaboche), non sans résumer au passage la plausible philosophie de l’auteur : « Comment voulez-vous que les gens vivent tous pareils ? Même les bûches, il n’y en a pas deux qui brûlent de la même façon ! »
Le texte qui domine l’ensemble demeure cependant L’Obier rouge, manière de plan-séquence halluciné qui met en scène un petit malfrat depuis sa sortie de prison jusqu’à son exécution par des complices. Inoubliable personnage, que Vassili Choukchine interpréta lui-même à l’écran, pourvu d’à peu près autant de biographies que d’interlocuteurs de rencontre et encombré d’une âme fort tourmentée : « Il tombait, il se relevait, il repartait. Il marchait, comme si dans le seul fait de marcher, d’aller de l’avant, toujours, sans s’arrêter, sans se retourner résidait l’expiation de tous ses maux, comme s’il pouvait échapper à lui-même ». Rengaine vieille comme le monde de chute et de rédemption manquée par l’amour, mais servie par une approche très cinématographique de l’écriture -montage nerveux, alternance de fondus-enchaînés et d’ellipses. Choukchine apparaît dans ces pages au sommet de son art. Le principal personnage féminin de L’Obier rouge donne une belle définition : « Il parle de la vie. Il a dû voir des tas de choses, ce sacré tondu ! Il a une façon d’écrire, ça te prend au cœur quand tu le lis. »
Post-scriptum de Vassili Choukchine
Traduit du russe par Brigitte Banquey
Alfil / UNESCO
288 pages, 87 FF
Domaine étranger Sibérie m’était contée
janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22
| par
Eric Naulleau
Chantre de la taïga, Vassili Choukchine était aussi et surtout le chroniqueur d’une terre bien plus vaste : l’âme humaine. En toute liberté.
Un livre
Sibérie m’était contée
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°22
, janvier 1998.