Les cent watts braqués sur le visage de Marty. Marty livide, muré dans son silence. Absent. Plus de sept heures d’interrogatoire. Le fiasco. Chemises collées à la peau par la chaleur, ils sont trois à le cerner comme des loups, le harceler jusqu’à ce qu’il craque. Marty soudé à sa chaise, les yeux dans le vide, suit son match. Ce fameux dimanche, on avait failli arracher le nul contre la Bolivie. Marmolada ! Vous parlez d’un nom pour un ailier droit. Une passe lumineuse de Ziegler, vingt-septième minute, pour ce tocard de Marmolada dans le sirop depuis le début. Dans les seize mètres, Ziegler crochette et sert une balle en or à cette pomme de Marmo… Marty, dis-nous la vérité. Tu as commencé par qui ? Elisa, ta mère ? Ma mère, elle s’appelait pas plutôt Elena ? Elisa, c’était ma sœur, ou ma demi-sœur, je ne sais plus. Elle était couchée, Elisa, sur le matelas du fond posé sur des cageots. Elle fumait clope sur clope, sa jupe rouge relevée jusqu’en haut des cuisses, et ses bottines à talons. Le vieux, c’est ce qui le fichait toujours en rogne. Tu as l’air d’une pute. Tu le sais, Elisa, que tu as l’air d’une pute. Elisa répondait en faisant claquer son chewing-gum.
Marty, fais un effort, dis-nous ce qui s’est passé. Dis-nous comment tout a commencé ? Tout ce qu’il sait, Marty, c’est qu’il y avait hors-jeu. Et que Marmolada n’avait pas sa place sur le terrain. Il fallait des empaffés comme Meinrich pour payer un joueur aussi cher. Elisa avait à peine seize ans. Des baffes, elle en ramassait depuis toujours. Pute ou pas pute, c’était fatal, un jour elle en prendrait une de trop. Merde à la fin arrêtez ce bordel je regarde le match… Il a monté le son à fond.
Marty, tu as forcément entendu crier. Tu n’as pas pu ne pas entendre. Dis-nous un mot, Marty, juste un mot. La tête de Marmolada, on aurait mis une courge à la place elle aurait marqué le but, pareil. Un coup de pot incroyable et tout le stade qui ricane, lui balance des canettes à la tête. T’es qu’un petit enfilé de veinard, Marmo, retourne au cul des chèvres…
Marty, nous sommes prêts à t’aider, essaie de te souvenir. Et pour Consuele, ta petite sœur ? Elle gueulait comme un porc qu’on égorge, Consuele. Elle gueulait sans arrêt. Il n’y a que le vieux qui savait la calmer, à sa manière. C’est pour ça que la petite manquait l’école la moitié du temps. Marty, il faut que tu nous aides. Il faut que tu te décides à parler. C’était le péno assuré en seconde mi-temps. Raska, il s’appelait Raskatovitch ou quelque chose dans ce genre, fauché à la limite de la surface. Et à qui on donne le coup-franc ? À ce gros nullard de Marmolada. Nous attendrons, Marty, nous attendrons le temps qu’il faut. Marty, le regard à la dérive, suivant une balle imaginaire. Ce salaud de Marmo, huit millions de dollars, tente un lob, perd la balle, se rabat à l’arrière, récupère… et marque contre son camp ! On se le ferait au couteau ce fils de pute. Encore plus pourri que Meinrich. Perdait rien pour attendre celui-là.
Selon notre enquête, Marty, Elena, ta mère, a cherché à s’interposer. Tu sais dans quel état on l’a retrouvée ? Tu veux voir les photos ? De quoi vomir. Il faut que nous sachions tout depuis le début, sinon tu es bon pour la chaise, Marty. Et Consuele ? Elle n’avait pas onze ans. Elle ne s’est pas, toute seule, tranché la gorge sur un éclat de vitre. Et le vieux ? La moitié du foie sur le tapis et un tournevis dans l’œil jusqu’au manche. C’est Elisa qui a tout déclenché ? Seulement voilà, sa tête à Elisa, on l’a retrouvée dans l’escalier. On a vu rouge. C’est à cause des Boliviens qu’on a vu rouge. Juste après l’expulsion de Rosario. Tacler par derrière, c’est dégueulasse. Le genou de Salser a explosé. La jambe pliée à angle droit, mais à l’envers. Saloperies de Boliviens. On allait leur filer une leçon. Tout le stade a envahi le terrain. Dans les journaux on a parlé de soixante morts. Même ce pourri de Marmolada s’y est mis. Il a piétiné la tête d’un type déjà refroidi.
Et puis le match a repris. À peine croyable mais c’est ainsi. Le match a repris à la quatre-vingt-troisième minute. Je le sais parce que j’ai un chrono. Un cadeau de mon oncle. Et ta mère, Marty ? Elena, elle s’est traînée jusque dans la rue où elle s’est vidée de son sang. Pas le moindre petit souvenir là-dessus ? ça te rappelle vraiment rien ? Trois à un. On a perdu trois à un ce soir-là contre ces enfoirés de Boliviens.
Et après le match, Marty, tu as fait quoi ? Après le match ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai dû sortir, allumer un clope, aller boire quelques bières avec les copains. Le dimanche par ici, à part les matchs à la télé, il se passe pas grand-chose.
François Boulay
Nouvelles Memento cantabile
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
François Boulay
Memento cantabile
Par
François Boulay
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.