Encore un livre sur les camps. Encore les trains, les coiffeurs, le tri, les chambres à gaz, le froid, la douleur, les coups, la faim immense, la vie en veilleuse, la boue. Encore quelqu’un qui va raconter. Imre Kertész choisit de le faire sans recul. Il raconte, sans préjuger de la suite. Et le lecteur constate avec effroi l’étendue de ses leurres.
Il décrit ce qu’il voit. Les femmes qui se refont une beauté à l’arrivée du train. Le « double trait d’union ondulé » entre les mots Auschwitz et Birkenau. Le lever du soleil : « C’était beau et tout à fait intéressant. A la maison, à cette heure-là, je dormais encore ». Les « prisonniers » (« j’étais curieux de connaître leurs crimes »). Les crématoriums, au loin : « (mes compagnons) se demandaient, à juste titre selon moi, si l’épidémie était importante au point de faire tant de morts ».
Avant d’arriver là, Imre Kertész a eu 15 ans. Il a découvert les lèvres d’Annamaria pendant un bombardement. Son étoile jaune ne le gêne pas beaucoup, simplement il doit faire attention à ce qu’elle ne soit pas cachée par son revers ou son écharpe, car ce n’est pas réglementaire. Les adultes le laissent indifférent, et il n’a pas très bien su s’y prendre lorsque son père lui a dit au revoir à la veille de partir pour le « camp de travail ». Aujourd’hui, c’est son tour de travailler. Une lettre officielle l’informe qu’il « est affecté à un emploi stable » dans une raffinerie. Il est heureux de percevoir un salaire et d’avoir droit à une carte d’identité, ce qui pour un juif est exceptionnel. Il pense qu’il est temps de sortir de l’enfance et qu’un peu de discipline lui fera le plus grand bien.
Un jour, sur le chemin du travail, un policier arrête le bus et fait descendre tous les juifs. Les compagnons de travail du jeune homme, le Maroquinier, le Fumeur, Joli-Cœur et les autres s’exécutent, dans une joyeuse ambiance. On rit, on se dore au soleil du printemps, en attendant qu’il se passe quelque chose. Sur le chemin de la gendarmerie, personne ne se pose de questions. A part un original -toujours plongé dans ses livres- qui quitte le groupe au coin d’une rue sans demander son reste. La troupe défile sous le regard silencieux (« cette curiosité hâtive, hésitante ») des passants (« au début, cela m’amusait plutôt, mais avec le temps, je n’y ai plus vraiment prêté attention »).
Le lendemain, dans les wagons, on est serrés, on a faim et soif, et les latrines se limitent à un seau. Le jeune homme ne s’émeut pas de cette précarité. Après tout, c’est la guerre. Rien ne l’inquiète. Il est heureux d’aller quelque part et pense en riant à la tête de ses proches qui l’attendent pour dîner. A Auschwitz, la vue des soldats allemands le rassure : « Pimpants et bien soignés au milieu de ce tohu-bohu, eux seuls étaient solides et respiraient la sérénité ». Kertész ne sait pas ce qui l’attend. Pas le lecteur, qui découvre effaré un jeune homme naïf, qui ne sait pas encore qu’il n’est pas là pour travailler, mais pour mourir à la tâche. Reste les derniers mots du livre : Imre Kertész y tient beaucoup : « Là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. (…) Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions. Si jamais on m’en pose. Et si je ne l’ai pas moi-même oublié. »
Etre sans destin
Imre Kertész
Traduit du hongrois par
Natalia et Charles Zaremba
Actes Sud
361 pages, 148 FF
Domaine étranger Soleil à Auschwitz
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Haydée Sabéran
Chronique de la vie d’un jeune juif dans un camp de la mort, ce livre reconstitue une forme de suspense : le lecteur connaît l’histoire, le narrateur, non.
Un livre
Soleil à Auschwitz
Par
Haydée Sabéran
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.