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L'Anachronique Fête nat’, fest-noz

septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24

Si l’on m’avait dit, il y a vingt ans, que je défilerais le quatorze juillet, j’aurais peut-être cogné mon interlocuteur, au mieux, j’aurais changé de voyante. Cela fait quelque temps, pourtant, que je n’ai pas raté une seule de ces processions citoyennes. « Citoyennes », de « cité », et l’on ferait bien de dire, ici, « concitoyennes », parce que nous sommes quarante, dans les années fastes, à marcher à la queue leu leu dans l’unique rue de la commune voisine, et même ce terme de « rue » paraîtrait présomptueux puisqu’il s’agit en réalité de la route qui y mène.
Le matin, il règne au hameau grand affairement. On passe d’une maison à l’autre. Qui y va ? Qui n’y va pas ? Certaines, curieusement en -ette toutes deux, Ginette et Paulette, et qui n’ont pas le permis de conduire, s’assurent de trouver une place dans une voiture. On fait semblant de n’avoir pas retrouvé sa cravate et de s’en faire prêter, c’est l’occasion de s’asseoir dans le frais des cuisines voisines, de boire un café si l’on est entre femmes, la goutte, pour peu qu’on soit entre hommes. On a accompli plus tôt ces travaux que la campagne exige de faire, ainsi a-t-on pu prendre le temps de se raser avec soin, celui d’hésiter, devant l’armoire de famille, sur la tenue la plus appropriée. Huit d’entre nous n’auront pas ce problème : les pompiers -dont la femme de ma vie- en chemise bleu lavande, pantalon bleu nuit, et casquette assortie. Tout à l’heure, c’est eux qui seront en tête du cortège, en rangs par deux, et en compagnie du porte-drapeau comme de Jean-Pierre, qui est le maire.
Enfin, voici le grand moment venu. On s’est engouffré dans les bagnoles, c’est qu’il y a trois bons kilomètres pour atteindre la municipalité, et quand on y parvient, on s’aperçoit qu’il y a déjà un peu de monde, sur la petite place herbue près de l’église. « Un peu de monde » : monsieur Crapart, monsieur Hamelin, monsieur Cheutin, Jeanne, qui est employée le reste de l’année à nettoyer l’école. C’est un peu difficile, les rapports, au début. On ne sait pourquoi l’on se réunit en cercle, mains dans le dos, et des silences pèsent entre des considérations sur l’état du blé et le temps qu’il fera, cette fois les yeux levés au ciel, comme si l’on gagnait quelques minutes à déchiffrer l’azur et le vent, le tout avec des mines d’initié dont la sentence sera inéluctable.
C’est bon ! Les huit pompiers sont là ! Jean-Pierre aussi ! Il faut y aller. La petite troupe ira à pieds les deux cents mètres qui la séparent du monument aux morts, devant le cimetière. Les civils dont je suis, à la fin du cheptel, écoutent les épouses s’échanger des nouvelles. On n’a pas si souvent l’occasion d’entendre ce qui les préoccupe, alors c’est comme du sucre. Là-bas, un lièvre est passé, à l’orée de chez Maurice. J’ai compté les sept zigzags, puis le départ en ligne droite. Nous l’avons donc débusqué. Regardons autour de nous : personne ne semble l’avoir vu -et ils sont tous chasseurs- non, l’important, c’est cela, aujourd’hui, le discours que Jean-Pierre déplie (et qui lui provient d’où, de quel ministère ?). Il dit les Droits de l’Homme. Il bute sur des mots. Il se rattrape : la minute de silence, après, sera courte, promis, et raccourcie davantage par les cris d’un enfant. C’est qu’il y a la rondelle.
La rondelle, c’est dans l’école où l’on a installé tables et bancs, disposé de larges tranches de saucisson, de larges tranches de pain au milieu de corbeilles en plastique (qui appartiennent à la cantine), du vin qui remet le palais au niveau de la mer. Des clans se sont formés. Voici les vieux agriculteurs. Voici les ouvriers -quelle entreprise les a convaincus de venir là, et comment ? Chaque planche sur un tréteau est occupée selon un ordre tacite. Je serai en compagnie de G., N., D., M., P. puisque nous avons connu Paris. Oh, nul ostracisme là-dedans, nul reproche, mais pourquoi comprenons-nous si mal cette blague vaseuse, cette bourrade entre les épaules ? On craint, d’une part, de se tromper. On voudrait tellement, de l’autre, dire qu’ils ne se trompent pas.
Au sein de ce rangement à l’instinct que la Prise de la Bastille instaure là, entre orge et colza, je suis presque immanquablement à côté de P. On ne saurait expliquer son regard au travers des vitres de la salle, il voit l’été qui arrive sur la terre, il est en mer. Le blé qui frissonne, près de chez Maurice, a soudain des allures de marée. P. est sculpteur breton, comme il y a des archéologues allemands. Qu’est-ce qui l’a, lui aussi, convaincu de venir ici ?
Il a brisé avec sa femme. Il reçoit peu ses enfants. Il en conçoit de la peine. Il s’est mis sur le tard avec une gamine qui a des jeunes seins et puis des jeunes fesses. Cependant, quelque chose paraît autrement cassé. C’est de n’avoir pas partagé impunément le grand amour et de l’avoir bazardé ? Au fond, il n’y voit plus que d’un œil, l’autre étant tourné vers l’intérieur, vers la fêlure discernable, quand on a rompu avec la jeunesse du cœur.
Allez viens, vieille grande bête de cent dix kilos, on va aller au bal, tous les deux. On va avoir des mots d’hommes dans la lumière du tableau de bord qui gêne, pour s’y repérer entre les champs. On va avoir de ces mots cons sur vivre en général, et la vie, ce n’est jamais qu’en particulier. Allez viens, on va être stupides, mais à deux. On va dire que j’aurais eu plus de chance que toi, parce que la femme de ma vie, c’est toujours la femme de ma vie. Les silences, avec toi, ne seront pas pesants, au milieu de ces pauvres feux d’artifice qui explosent à droite, à gauche de la route, tandis que tu conduis.
On boira un verre sous la tente de fortune en-dessous de laquelle est plantée l’estrade. On matera les minettes, tu recouvreras la vue. Allez viens, c’est le 14 juillet.

Eric Holder

Fête nat’, fest-noz
Le Matricule des Anges n°24 , septembre 1998.