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Domaine étranger Erri de Luca, à coeur et à cri

janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25 | par Philippe Savary

En deux livres, l’écrivain italien prouve avec éclat que la descente en apnée éclaire l’homme sur ce qui se vit en surface. Mémoire en eau vive.

Une troublante fascination secoue le lecteur à chaque parution d’un nouveau livre d’Erri de Luca. Est-ce la qualité des images, révélée par une économie de moyens ? Est-ce davantage le maintien, la simplicité et la sensibilité de ses propos, la rigueur et la sagesse de ses jugements qui apportent cette part de lumière ? Ou encore est-ce ces bouts de lui-même, ce « je » vécu, décliné comme une longue lettre qui résonne de cris et de chuchotements ? Il faut lire Erri de Luca à haute voix -ses textes courts et denses s’y prêtent. Ses mots dégagent une force naturelle. Ecrivain atypique, il travaille dans la marge. Depuis Une fois, un jour (Verdier, 1992), sa matière est un incessant sursaut de la mémoire contre la perte. Avec l’habilité du « brocanteur », il transporte son bric-à-brac personnel le long de ses récits. L’émotion naît de cette part inutilisable. « C’est le gaspillage (…) qui donne la valeur au résidu, au reste qui a survécu par grâce, distraction, hasard », écrit-il. Ses souvenirs douloureux de militant gauchiste, son travail d’ouvrier, son amour pour la Bible (cet agnostique traduit l’hébreu ancien), ses séjours en Bosnie à convoyer des médicaments dessinent une constante quête de la vérité, où le cœur n’est jamais absent. De cette singulière expérience, Erri de Luca puise quelques formules riches d’humanité dont l’écho le renseigne sur sa condition d’homme. Moraliste donc, mais plutôt sur le mode mineur, même s’il s’en défend : « Je suis trop pris au sérieux. Je n’écris rien. Ce ne sont que des notes autobiographiques. De toute façon, je ne peux pas raconter des histoires car toutes les histoires ont été inventées », nous expliquait-il (Mda n°17). La sienne, il ne cesse de la posséder. Enfant de l’après-guerre, il vécut à Naples, ville humiliée et occupée par les Américains. Rêvant de vagabondages, il s’engagea ensuite dans la violence publique durant les années 70, ces années de plombs où l’amitié se forgeait dans la rue et les postes de police.
Contrairement à ceux de son âge, Erri de Luca n’a pas accompli son éducation sentimentale au bras d’une jeune fille mais au contact des livres de son père. Cette bibliothèque, remplie de décombres et de chambres à gaz, lui a donné la légitimité de se taire. D’une certaine façon, Tu, mio, aujourd’hui publié, raconte l’expulsion de cette parole.
Ce court récit est un nœud d’émotions, mêlé « d’amour et de fureur », un brusque appel du souvenir. Tu, mio, c’est l’histoire fulgurante d’un adolescent qui découvre l’irréversibilité d’un mal, le temps d’un été de vacances, sur une île au large de Naples. Nous sommes au milieu des années cinquante : la guerre est loin mais il reste des traces. Au pied du Vésuve, les Américains continuent d’entretenir « le plus vaste bordel de la Méditerranée ». Sur l’île, les retraités allemands profitent sans gêne du soleil tyrrhénien. Tout cela semble naturel, sauf pour le garçon. Têtu, il veut comprendre, interroger, savoir comment se sont comportés les pères. Ont-ils résistés ? L’apparence d’une demande de comptes : car « les vivants avaient durci leur silence, un cal sur la peau morte de la guerre ». Double mutisme, en réalité : celui de la transmission (les parents), celui de la curiosité (les enfants). Entre deux parties de pêche, la peau couverte de sel, à jeter les lignes sur des bancs de rascasses, l’éveil d’une conscience s’opère. Les témoignages se font à voix basse, de peur de réveiller les sortilèges. Il y a Nicola le pêcheur qui a fait la guerre dans l’infanterie en Yougoslavie et pour qui « l’histoire n’était plus que ça, une façon d’accompagner le travail ». Il y a surtout Caïa, une jolie fille dont tout le monde est amoureux. On ne sait rien d’elle, sinon qu’elle est orpheline. Le jeune narrateur apprendra que sa famille a péri en déportation, « peuple éliminé maison par maison ». De cette rencontre scellée par ce secret naîtra une indéfectible complicité : un passé partagé, la parole d’une enfance retrouvée. Au point qu’à travers ce « garçon banal qui peut assumer tous les âges », Caïa y verra les signes de son père.
Tu, mio est peut-être le plus beau texte d’Erri de Luca. Reflet de cette mer calme et lumineuse qui borde le récit, un lourd silence accompagne chaque page et transpire jusqu’à la langue. Tout y est suggéré avec une étonnante intensité : la tendresse, le courage, la colère, le poids de la mémoire. Les images, d’une rare authenticité, se bousculent, poussées par les mots. L’écriture, simple, limpide, déploie un précieux équilibre, où le corps, la parole, l’espace trouvent naturellement leur place, comme si l’harmonie était une façon de tendre vers la vérité. Ce récit d’un affranchissement est aussi fondateur d’une responsabilité. Apprendre l’infamie et la lâcheté par l’écrit ou par la voix ne suffit pas, encore faut-il associer le geste guidé par cette obsession du rachat car, dit-il, « on ne se sent véritablement héritiers que d’une dette ». Se sentant coupable d’être « arrivé trop tard », Erri de Luca grossira ainsi les rangs d’une génération soucieuse de « corriger le passé ».
Invariablement, une exigence morale imprègne chacun de ses livres. Cela est davantage frappant en lisant ses fragments, un exercice taillé à sa mesure. Dans le sillage de Rez-de-chaussée (Rivages, 1996), est également publié Alzaia qui rassemble une centaine d’articles d’Erri de Luca, parus il y a deux ans dans le quotidien catholique Avvenire. Chacun débute par une phrase lue (une citation, un vers de l’Ancien Testament, un proverbe, un ex-voto…) à laquelle l’écrivain « accroche un commentaire ». Si les thèmes sont divers -l’Holocauste, la Bosnie, la littérature, la politique, la jeunesse…- sa réflexion est guidée par le même sens de la tolérance et le refus de l’oubli. Sa plume parcourt l’homme et le monde, s’arrête sur un détail, une image, évoque les faiblesses et les vertus de la « mythologie moderne », témoigne de ses craintes mais sans aigreur, ni leçon. « Petit écrivain officiel », selon sa définition, Erri de Luca est un pèlerin égaré : il faut suivre ses chemins, souvent de traverse, et il n’est pas impossible qu’à un détour, un rai de lumière vous éclaire le regard.

Erri de Luca
Tu, Mio

et Alzaia
Traduits de l’italien
par Danièle Valin
Rivages
140 et 232 pages, 85 et 110 FF

Erri de Luca, à coeur et à cri Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°25 , janvier 1999.
LMDA PDF n°25
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