Princesse d’Argos, la jeune Io fut dérobée à l’attention des siens pour le plaisir de Zeus. Après l’aventure, celui-ci transforma la belle en vache pour la soustraire à la jalousie de sa femme Héra qui la condamna à une longue errance d’Europe en Asie. Voilà, en trois mots, la trame qui a servi de base à de nombreuses légendes. Jeune fille à cornes dans Prométhée enchaîné, la princesse Io apparaît également dans Les Métamorphoses d’Ovide et dans Les Suppliantes d’Eschyle où elle est une femme transformée en génisse et saillie par un taureau… Cette profusion sur une large aire géographique illustre précisément ce qu’on appelle un mythe.
Car, au fond, qu’est-ce qu’un mythe ? Si ce n’est un schéma narratif simple, commun à tous et toujours remodelé au gré des auteurs et des époques. Dans sa permanence, le mythe est paradoxalement instable. Comment voyage-t-il et qu’en reste-t-il aujourd’hui ? La Fuite en Egypte pourrait être l’une des réponses possibles.
Dérive subjective, le texte de Bruno Bayen puise néanmoins scrupuleusement aux différentes sources littéraires, anciennes de plusieurs siècles. Théâtre, poésie sonore, écrit pour être dit, ce texte transporte une sombre violence derrière la beauté de ses mots. La violence faite à la jeune Io, à peine pubère, ignorante de tout et sauvagement engrossée, comme à son insu. « Jamais devenue auprès de la chaleur d’un autre. Jamais ouvert mes yeux vers des yeux autres dont la couleur dans la nuit serait jade. Pas joui, pas atteint la nuit. Ta mère immaculée qui n’a pas eu de plaisir… »
Bien loin des nymphettes de fable « honorées » par le grand dieu, l’héroïne de Bayen est une jeune femme blessée jusqu’à en perdre parfois l’usage de la parole. Une toute jeune fille, incapable de parler à son fils et qui, au terme d’une longue route, attend encore l’amour. Partie de légendes antiques, la pièce croise plusieurs fois le mythe chrétien. La première didascalie dit en effet « elle a l’âge d’une Vierge Marie : toujours celui qu’elle avait à la naissance de son fils ». Plus tard, le Colporteur demande à Io : « Tu te souviens ? Du temps de l’absolu ! Les grammairiens décidèrent : tout ce qui vient de Zeus vient de Dieu, et on appela le dieu : Père. Par décret, ma foi ». Le fils qu’Io conçut de Zeus eut d’ailleurs aussi sa destinée : il fonda plusieurs villes en l’honneur de sa mère et donna naissance à une race nombreuse. Marie n’a t-elle pas en effet été raptée par la volonté de Dieu ?
Mais, plus largement, la voix que l’écrivain prête à Io porte en mémoire le cri de toutes les femmes instrumentalisées, abusées, violées et jetées sur les routes par la folie des hommes en guerre. La pièce rend un hommage, magnifique, à toutes les errantes, les émigrées, les réfugiées. A toutes celles aussi qui, niées dans leur individualité, n’ont le choix de rien : sitôt jeunes filles et déjà mères… Chacun y reconnaîtra la sienne. Une manière de rappeler à certains critiques -qui reprochent un peu trop rapidement à Bruno Bayen d’être un intellectuel abscons- que cet homme discret, érudit, singulier, tisse entre romans, théâtre et essais une œuvre d’une grande sensibilité. Et s’ils se donnaient la peine de lire, peut-être verraient-ils aussi de l’humour chez Bayen !
La Fuite en Egypte
Bruno Bayen
Editions de l’Arche
71 pages, 65 FF
Théâtre Aux femmes en fuite
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Maïa Bouteillet
Hommage aux femmes dans la guerre, la nouvelle pièce de Bruno Bayen croise légendes antiques et mythe chrétien en un long chant poétique.
Un livre
Aux femmes en fuite
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.