S’il est des livres que l’on peut craindre de résumer, si transparente est leur langue et simples les fils de leur récit, il n’en va pas ainsi de La Rencontre. Ce premier roman foisonnant, tout en ruptures et digressions, fuit de toutes parts en de multiples fables pour livrer avec vivacité la fresque fantasmatique d’un réel éprouvé, le nôtre.
Soit, pour arrière-plan, un épisode de l’histoire politique du XXe siècle. 1959, le voyage de Khroutchev (Nikita) aux états-Unis et sa rencontre avec Eisenhower (Ike). Les enjeux de cette rencontre, les sentiments complexes éprouvés devant les puissances et charmes respectifs. Puis, ou plutôt d’emblée (voir l’ouverture du texte), la distorsion iconoclaste que Derex inflige au récit. De cette rencontre, de ces échanges, nait l’amour impossible d’Ike et de Nikita et le fruit de celui-ci : un enfant dont Nikita accouche sous X, Vladimir.
Sur cette trame viennent se greffer les aventures de leur bâtard. Nous sommes dans les années 80 Vladimir qui a fui l’URSS erre à Paris, plein d’arrivisme et de déréliction.Entre ses bouffées délirantes, et son quotidien sordide d’exilé sans emploi, ses aventures dressent un portrait noir de ces temps, lieux et milieux. La rencontre fusionnelle et impossible dont il est issu laisse place à ses rencontres ratées ou fantasmées. Les dissidences de sa personne s’incarnent en digressions irrépressibles, traduisant peu à peu une relation schizophrénique au monde.
Le roman recèle une charge politique rare et forte. La restitution, même distordue, de ce qu’ont été les tensions de la guerre froide, permet de mieux saisir cette plongée dans le monde confus de l’Après, figuré allégoriquement par Vladimir et ses avatars. Similitudes et faux-semblants se succèdent en embrouillaminis.
Aux tribuns Ike et Nikita et leurs artifices rhétoriques succèdent les petits faiseurs branchés que côtoie Vladimir et l’indigence de leur discours. Aux langues de bois de la propagande -Vladimir fut titreur à la Pravda- succèdent celles de la publicité -le même Vladimir tentant de s’y recaser. Au monde d’Ike et de Nikita succèdent Naïke et l’entreprise mondialisée totalitaire, aigle à deux têtes apte à manger le foie de tous les éventuels Prométhée modernes.
Derex traduit très sensiblement la difficulté à s’inscrire personnellement, humainement, dans ce monde que nous arpentons. Ce qui pourrait parfois passer pour des imperfections du texte -les tensions différentes, la confusion générale (Vladimir aurait été titreur dès 1967…)- devrait être porté au crédit de l’auteur qui a voulu, aussi, les prendre en compte pour ce qu’ils disent de nos conditions. Que l’on se perde, que l’on décroche parfois, n’est pas étranger à la structure en rhizome du roman et à la dynamique même du propos. Le nœud central de celui-ci, son interrogation n’étant sûrement pas éloignée de préoccupations qui ont aussi un impact textuel : quel chant emprunter, quelle vitale ritournelle pousser, au milieu du travail de deuil de certains mondes et de l’aliénation présente ?
Franck Derex en s’attaquant audacieusement à ces questions, lâchant la bride de son imaginaire, nous donne l’envie de le voir persister. à la prochaine rencontre, sûrement.
La Rencontre
Franck Derex
Verticales
221 pages, 125 FF
Premiers romans Entrée en dissidence
octobre 1999 | Le Matricule des Anges n°28
| par
Pierre Hild
Franck Derex livre, entre fausses pistes historiques et déviances contemporaines, un roman d’une étoffe peu commune, à la rencontre des impossibles.
Un livre
Entrée en dissidence
Par
Pierre Hild
Le Matricule des Anges n°28
, octobre 1999.