Rarement un livre aura bénéficié d’autant d’attention que Progénitures, nouvel opus que Pierre Guyotat a mis dix ans à écrire. Une attention toute éditoriale pour offrir aux lecteurs démunis quelques-unes des clés de cet univers aussi dense que singulier. Qu’on en juge : au terme des huit cents pages de Progénitures, vous trouverez un glossaire, trop court, que vous consulterez dès la première ligne de ce roman (?) fleuve pour vous apercevoir que le travail reste à faire, et que la tâche vous échoit. De même, un mode d’emploi nous est proposé : « Il convient de lire Progénitures dans le rythme syllabique du verset (…) ». Collé à la troisième de couverture, un CD restitue trente-huit minutes de lecture des premières pages du livre par Guyotat lui-même. La voix est grave, basse continue qui tend vers la plainte, la douleur et la douceur mêlées. D’évidence, le texte sort du corps, en fait partie, n’a rien d’étranger à son auteur. On aimerait en dire autant de notre lecture, mais peut-être, pour bien lire Progénitures faudra-t-il autant de temps qu’il en a fallu pour l’écrire.
Face à ce livre-monstre, comme il en existe peu dans l’histoire (on pourrait citer Finnegans Wake) les clés données par Gallimard ne suffisent pas à pénétrer un tant soit peu à l’intérieur de l’œuvre. On se réfugiera donc dans la lecture du long entretien que l’auteur a accordé à Marianne Alphant publié dans un ouvrage au titre rassurant : Explications (Éditions Léo Scheer, 95 FF). Certes, l’œuvre s’éclaire un peu de ces 176 pages de dialogue mais sans la rendre plus transparente.
C’est que pour « réintroduire le rythme dans notre langue sans en inventer une autre », Pierre Guyotat use d’un langage comparable à ce que faute de mieux on nommera un créole. Un créole des bas-fonds, qu’on pourrait situer en Algérie, un créole des miséreux et des laissés-pour- compte, de la fange qui n’a plus que la parole comme richesse. Les mots sont élidés, rabotés, pas finis : bouts de lexique pour morceaux d’humanité. Le tout mis en rythmes que l’audition du CD nous fait entendre nostalgiques, comme en ré mineur, mais d’où surgissent des moments de colère. Il s’agit de dire les fonctions les plus organiques de la vie : manger (des rats surtout), baiser (enculer surtout) et mourir/tuer (égorger surtout) : « l’bieau Bel Bel Rachid t’reviant relir’ son ciné-roman, au pliant, du rat peri auprès l’grain poison,/ à couchant les boueux entrer, t’enculer, pelleter un rat, t’enculer, pelleter un rat,/ t’enculer pelleter un rat ! ».
Les humains ici vivent parmi les mouches, usent et abusent des putains, non-humains mâles ou femelles, dont le commerce consolide la cauchemardesque société. Prostitutions des corps, négation de l’être. Comme c’est le cas dans l’œuvre d’un Antoine Volodine (dont le post-exotisme pourrait adopter les ombres de Guyotat), la fiction se développe ici de l’intérieur même du monde évoqué. Elle en suit la logique et la langue pour nous y plonger, pour qu’on ne le visite pas, cet univers, de l’extérieur. La langue, organique, biologique, outrancièrement sexuée, s’est débarrassée de sa dimension instrumentale pour être à elle-même son sujet. Face à son opacité troublante, le lecteur devine que rejeter ce texte (où les apostrophes pullulent comme autant d’appels à saisir les mots) serait une lâcheté, l’accepter une folie. On est bien loin d’un quelconque divertissement. Lire Guyotat peut constituer une expérience ontologique, et, à coup sûr, une épreuve.
Progénitures
Pierre Guyotat
Gallimard
809 pages + 1 CD, 195 FF
Domaine français Enfants de la violangue
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Thierry Guichard
Pierre Guyotat poursuit avec Progénitures l’une des expériences d’écriture les plus singulières du siècle. Quand la langue se fait corps….
Un livre
Enfants de la violangue
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°31
, juillet 2000.