Un des narrateurs de La Main invisible doit écrire une très improbable étude sur l’histoire des polyphonies : « J’ai commencé mes recherches sur la polyphonie à une époque de solitude insupportable. Les bruits de la rue montaient, j’ouvrais la fenêtre et je restais un moment saisi par le froid et les bruits de la circulation, les paroles des gens qui se perdaient en éclats, immédiatement dispersées. Je notais ces éclats sur un carnet ».
On ne sait ce qu’il adviendra de ce travail mais il est au cœur d’une des interrogations de ce roman : l’Un et le multiple, le singulier et le pluriel, l’individu et la masse. Et, par courts chapitres, l’auteur met en parallèle et fait se croiser des personnages qui se posent cette question : comment parvenir à être ? Tout commence par un meurtre dans un supermarché. Un homme est retrouvé avec un éplucheur à légumes dans le cœur. Le témoin principal n’est pas le meurtrier mais il avait toutes les raisons de l’être. Ce meurtre avait forcément une nécessité, comme par exemple d’être le point de départ d’un roman. Un stagiaire statisticien présent dans le magasin s’efforce d’appliquer sa méthode à la situation (l’optimisation maximale des flux tendus et la définition de l’individu par le contenu de son chariot) tandis qu’un commissaire, gagné par l’interrogation sur les possibles individus qu’il aurait pu être, se perd en conjonctures. Le meurtrier virtuel est malgré tout emprisonné. Il se rend compte que de l’enfance à sa situation de conducteur de voiture-balai par ailleurs cocu, il n’a peut-être jamais réellement existé. Dans le même temps, l’amateur de polyphonies saisit la beauté de ces chants où se mêlent la communion et l’altérité, situation qu’il n’a jamais connue dans son existence. D’autres personnages interviennent et les récits à la première et troisième personnes s’entremêlent… Il y a là de quoi a priori effrayer, d’autant que le roman n’est pas que le prétexte à cette interrogation philosophique déclinée sous plusieurs angles. L’univers décrit est celui d’un monde régi par l’économie, une société quasi réduite à des impulsions consommatrices et informatiques car chacun est une part du système, il agit autant sur lui qu’il est agi par lui (d’où le titre, La Main invisible, qui fait référence à l’économiste Adam Smith) sans qu’on puisse réellement savoir ce qui maintient l’ensemble. Et on n’évoquera pas ici d’autres directions empruntées, comme là encore autant de possibles, simplement pour ne pas laisser croire que ce récit touffu est un fatras de considération diverses, plus ou moins intéressantes, caractéristiques d’un premier roman qui cherche à épater. Car un charme opère sur le lecteur qui lâche parfois prise et se perd dans le flot. Le style passe de l’introspection à la démonstration scientifique, de l’observation à l’ironie, le tout avec une réelle efficacité narrative. Et pour trouver un semblant d’explication, on reviendra au théoricien des polyphonies qui définit parfaitement la forme de ce roman et sa tension sous-jacente : « La mélodie semble, au départ, ce qu’il y a de plus évident car elle ressemble à ce que la vie nous propose : un chemin plus ou moins agréable ou tortueux. On y passe et on se rend compte que ce chemin est une sorte de labyrinthe parce qu’il se replie sur lui-même et que la progression est bien incertaine (…) Un jour il y aura la mort. Il le sait. La chanson s’arrêtera alors devant l’éternité insondable ».
La Main invisible
Jacques Athanase Gilbert
Le Passeur
250 pages, 110 FF
Premiers romans Polyphonie corsée
septembre 2000 | Le Matricule des Anges n°32
| par
Christophe Dabitch
Autour d’un meurtre mystérieux, Jacques Anathase Gilbert construit un étonnant récit dans lequel on se perd parfois sans forcément le regretter.
Un livre
Polyphonie corsée
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°32
, septembre 2000.