On connaît la joyeuse subversion de Bénédicte Guettier, auteur d’albums pour les plus jeunes publiés pour la plupart à L’École des loisirs. Depuis La Crotte de Tsé-Tsé (1998), on sait son goût pour le scatologique. On n’est donc pas surpris de cet album au titre en forme d’aveu : Bén Gué dessine comme un cochon ! Si le nom du personnage est transparent, une ambiguïté court tout au long du livre sur sa nature : humain ou cochon ? Car le problème de Bén Gué, c’est que non seulement elle dessine salement, mais en plus elle ne parvient à dessiner que des têtes de cochon, même lorsqu’elle tente de faire un oiseau. L’enfant qui lit l’album ne voit donc que ces têtes rigolardes. On comprend leur joie : les personnages pataugent dans des pages recouvertes d’encre, comme une auge le serait de boue. Pour un peu, on aurait envie de s’essuyer les mains…
Le plaisir de la lecture vient en partie de là : de cette mise en scène du « cracra » noir qui envahit la page de façon très anarchique. Ça dégouline en trop plein vers le bas, ça gonfle les lettres mal dessinées du texte, ça multiplie les grosses bulles qui tâchent, ça suinte sur ce papier si épais qu’il ressemble à un buvard (notons le beau travail éditorial).
Mais puisque l’objet est un livre, la transgression est autorisée en même temps qu’elle est montrée comme transgression. Sur ce mode du plaisir interdit, Bénédicte Guettier se fait la complice de l’enfant, elle le devance, le surprend.
Fidèle à son travail sur le livre-objet (cf. Rototo, 1999 -le tigre qui va manger son lecteur), elle se joue de l’objet même du livre. C’est là une autre raison du plaisir qu’on prend à la lire. Bén Gué nous offre une double page centrale vierge, ou presque : seules deux taches à l’extrémité de chaque page, en forme d’empreintes de doigts nous montrent que « bén gué a Regardé cette page !. » (oui même l’écriture offre un espace de transgression). Plus loin la page est trouée, vraiment trouée : c’est que Bén Gué a un peu trop utilisé la gomme pour effacer ses taches… Le livre, on le voit, n’est pas seulement un support où se raconte une histoire. Il devient le lieu même de l’histoire, il s’en trouve modifié, transformé. Il y a là quelque chose de ludiquement théâtral, une mise en espace d’un sentiment négatif (la honte d’être sale) transformé par le livre en un sentiment joyeux. Cette générosité qui envahit la matière même du livre permettra à l’enfant de se plonger confiant dans ce miroir…
Car, une autre source de plaisir provient de l’ambiguïté énoncée précédemment. Pour dessiner aussi salement, Bén Gué ne peut être qu’une cochonne (au sens propre, si on peut dire) et c’est, justement ce qu’en conclut l’auteur. Et le lecteur, en sympathie avec Bén Gué, accepte de reconnaître en lui aussi cette part cochonne qui le constitue. On connaissait l’adage selon lequel on devient ce qu’on mange (voir Keuleuleu le vorace de Christian Prigent, cf Lmda N° 31) on y ajoutera celui-ci : on devient ce qu’on dessine. Poussons le raisonnement un peu plus loin : on devient aussi ce qu’on lit. Et disons alors qu’il vaut mieux lire les albums de Bénédicte Guettier, où la vie explose à chaque page, malicieuse et pleine d’énergie, que certains produits manufacturés pour de chères têtes blondes qui formeront plus tard la légion des lecteurs des Chair de poule.
Bén Gué dessine comme un cochon
Bénédicte Guettier
Gallimard jeunesse (Giboulées)
non paginé, 125 FF
Jeunesse A lire avec des gants
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Thierry Guichard
Bénédicte Guettier est une joyeuse illustratrice qui pense ses albums comme un metteur en scène. Et les dessine parfois comme un cochon.
Un livre
A lire avec des gants
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.