Très vite c’est le mot « enterrement » qui vient : celui du père de l’auteur, dans une ville que les fils ne connaissent pas bien, avec ses nouveaux ronds-points, sa nouvelle cité administrative. Mais aussi bien c’est une enfance qu’on enterre et les noms de personnes, de lieux ou d’objets liés à elle. Aussi bien c’est le siècle des automobiles, de la technologie mécanique et domestique qu’on ensevelit. C’est de la mort du père qu’est né Mécanique, dans une urgence (les phrases vont vite) qui dit bien le travail de deuil ; mais dans une joie aussi qui dit peut-être le bonheur de retrouver par l’écriture l’exact sentiment de l’enfance.
Retour aux lieux d’enfance, décryptage des objets et des lieux d’alors, reconstitution d’une mémoire d’autant plus vive que le père garagiste était aussi un amateur de photographies. Il s’agit donc de baliser par les mots l’espace clos maintenant d’une vie. Sans gloire aucune, mais avec le sentiment de ce qui, dans le temps, s’est effacé : marques de voitures (Panhard et Dyna Z) et d’huiles de moteur, mécaniques anciennes. Retrouver les gestes rituels qui soude la famille (servir le mélange aux Mobylettes, se laver longtemps les mains après le travail en atelier, laver à l’essence les pièces du brûleur à fuel). Retrouver aussi un parler qu’enfant François Bon redécouvrait dans Rabelais et d’Aubigné, celui d’une Vendée proche de la Charente. C’est dans cet ouest rural, borné par la mer, que la famille Bon fut longtemps synonyme de Citroën.
Le père est mort qui pouvait sans faute encore, quelques jours avant, énumérer les caractéristiques techniques des camions d’autrefois. Parce que ce savoir-là n’était pas sans fierté, sans le sentiment d’être, à sa place, un acteur du progrès. François Bon creuse la mémoire de ceci qui se trouve plus facilement dans la callosité des mains que dans les mots : cette expérience de toute une vie. C’est une mémoire intime et familiale. Une recherche commencée étrangement avant la mort du père, à partir d’une photo prise par lui, qui montrait un tracteur auquel s’accrochait une remorque portant une lourde pelle sous le ciel vendéen qui « m’expliquait moi aussi, dans ce rapport natif à un pays, rapport dont on est séparé par ce qui est advenu de soi-même, par ce qui est advenu du pays. » Mais c’est très vite aussi une mémoire collective qui s’écrit, une sociologie habitée du demi-siècle passé : « la mécanique, après tout, à l’époque, supposait pour son emploi qu’on la démonte, qu’on l’entretienne et qu’on la règle » alors que l’évolution technologique a transformé « le métier en simple échange standard de pièces de rechange ».
On pourrait faire une histoire de l’Occident avec juste cette idée qu’on a abandonné l’intelligence des mains au profit du travail des machines. Avec juste les mots de la mécanique, des véhicules et des marques. Parce que s’y greffent aussitôt l’évolution des routes, des villages et des villes, la modification de l’espace mais du temps aussi que les voitures ont raccourci. Et c’est la grande force de ce livre de nous faire passer de cette archéologie intime à une vision plus globale du monde sans qu’il y ait, bien au contraire, une perte d’émotion. Car l’émotion est forte ici, malgré le staccato des virgules qui accumulent les noms entre elles, malgré la précipitation des phrases. Cette langue singulière, à la géométrie tranchante, rejette les pièces de rechange du langage standardisé : « C’est parce que j’avais noté ça à la volée, juste là, dans un carnet, sur la nappe, entre les verres et les miettes, que je sais comment ça fonctionne, dans cette langue des choses, l’abandon trop souvent des verbes ». Et parlant d’objets, elle nous montre une vie, des vies, nos vies.
Mécanique
François Bon
Verdier
123 pages, 68 FF (10,37 €)
Domaine français Monter la mémoire
septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36
| par
Thierry Guichard
Avec ce livre de deuil, François Bon exhume les objets, machines et lieux qui ont accompagné toute une vie. L’archéologie intime révèle ce que le monde a perdu.
Un livre
Monter la mémoire
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°36
, septembre 2001.