Une femme erre dans le labyrinthe grouillant d’une grande ville. « Ces cellules n’acceptent pas le statu quo que représente l’existence… chaque instant est une torture ». C’est une errance comme sans fin, peuplée de contacts fugitifs et d’obsessions tourbillonnantes qui la font dériver vers des scénarios fantasmés, appelant la violence, la mort, le suicide, comme seules issues pourtant insupportables. On entend, puis on est comme pénétré du « ressassement infini qui clapote en elle » et empêche sa recherche du plaisir ou simplement la formation d’une « carapace imperméable à la douleur ».
« Le vide l’effrayant », souvent, elle s’autorise des aventures avec des hommes : du sexe rapide avec le faux espoir qu’elle « en obtiendrait peut-être une secousse qui à un certain moment la soulèverait et lui ferait passer son perpétuel manque d’enthousiasme ». Rien n’y fait. Nous la voyons « perdant peu à peu sa place dans la société », chaque jour un peu plus persuadée que « sa mère avait mis au monde une espèce de maladie qui s’était développée jusqu’à devenir cette jeune femme pathologique toujours en mouvement, tourmentée, incapable de trouver le repos ». Chronique d’un exil intérieur.
Les plongées au coeur de celui-ci, terribles, incessantes, par vagues de textes et d’obsessions, inoculent au lecteur un sourd poison qui donne à ce livre les pouvoirs d’une drogue qui ouvrirait les vannes d’une perception troublée. « Le conditionnel est une revanche sur la réalité qui nous rattrape et nous matraque toujours. C’est très autobiographique chez moi : imaginer les choses me dispense de les réaliser. Dans la réalité, c’est plutôt une faiblesse. Dans l’écriture, en revanche, le conditionnel vaut l’indicatif : ce qui n’existe pas a autant de valeur que ce qui existe » a pu dire l’auteur. Cette faiblesse, l’héroïne l’incarne, qui semble se débattre entre une fuite et des débordements sans limites.
Venant à la suite d’une lignée de textes présentant des personnages ou scènes obsessionnels -on se souviendra d’Histoire d’amour, de Clémence Picot -Promenade peut être à nouveau pris comme une variation aiguë autour d’un certain absurde de l’existence, de son vertige, des expériences limites, destructrices, psychopathiques. Charriant cela, il est aussi une exposition, en creux, de la difficulté d’être soi quand la pression sociale veut nous faire « membre d’une tribu » illusoire et souvent aveugle. Qu’est-ce qu’exister ? Renoncer à soi-même pour « faire partie du flux universel » et ne plus avoir à supporter « d’être cet élément de différence » ? Comment résister et où trouver « ce petit rêve gris à l’écart du reste de la planète… tous se déplaçant, allant, venant, grouillant, jamais rassuré d’être en vie » ?
Alternant les moments où elle n’oppose « aucune résistance » et « s’abandonne », et les éclats où elle « lutte pour oublier tous ces gens… s’incrustant en elle », cherche « à se modifier en utilisant sa volonté comme un bistouri », l’héroïne, si elle ne parvient pas à mettre à distance trop de ces démons, semble apprivoiser sa propre mort en renvoyant au lecteur l’image d’écarts dont chacun jugera le redoutable et le nécessaire. Régis Jauffret accomplit là une oeuvre d’une noirceur parfois étrangement lumineuse, un grand texte de vie.
Promenade
Régis Jauffret
Verticales
300 pages, 110 FF (16,77 €)
Domaine français La vie devant soi
septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36
| par
Pierre Hild
D’une rare puissance d’écriture, Promenade de Régis Jauffret nous immerge dans les eaux troubles du cerveau, à la recherche des étincelles de la vie.
Un livre
La vie devant soi
Par
Pierre Hild
Le Matricule des Anges n°36
, septembre 2001.