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Égarés, oubliés Le monde désaccordé de Jean-Pierre Martinet

septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36 | par Alfred Eibel

Considéré par Gérard Guégan comme le "successeur de Dostoïevski", l’écrivain et critique noctambule Jean-Pierre Martinet (1944-1993) a laissé une oeuvre parmi les plus noires de la littérature française du XXe siècle.

En 1975 paraissait aux éditions Jean-Jacques Pauvert La Somnolence de Jean-Pierre Martinet. Comme bien des premiers romans, celui-ci glissa vite dans les oubliettes faute d’avoir suscité l’intérêt de la critique ou plutôt, serait-on tenté de dire, parce que le monde et sa représentation n’étaient pas conformes à l’idée qu’on se fait habituellement d’un roman. On attend des personnages dignes, jeunes, vigoureux, et pour tout dire, en bonne santé. Martinet parle d’êtres rayés du monde des vivants, guettés par la folie. Dans La Somnolence s’agite une espèce de marionnette mitée appelée Martha Krühl, soixante-treize ans, fille de pasteur, aussi inquiétant qu’un masque du Lötschental. Attentive aux plus infimes variations climatiques, solitaire sous un ciel d’orage, elle est entourée d’esprits malins acharnés à sa perte, du moins l’imagine-t-elle dans sa pauvre tête malade. Elle s’adresse à un hypothétique compagnon : « Le monde est atroce, torturant, trop étroit pour mon coeur. »
Les personnages du troisième âge, sinon du quatrième, peuplent les romans de Martinet. Délaissés, désargentés, clochardisés, ils sont la mauvaise conscience de notre société. S’ils ne font pas la manche, c’est que ce regain de vie, ils en sont incapables. Ils ne se reconnaissent qu’entre épaves, alcooliques intempestifs, filles perdues à la dérive. Ils déclarent à qui veut les entendre que l’enfer, c’est de ne plus aimer. Martha Krühl confesse, rêvant d’Autant en emporte le vent : « C’est une histoire d’amour comme ça que j’aurais voulu vivre, pleine de passion, d’orages, de séparations et de retrouvailles. » L’univers de Martinet, sa fascination pour le Woyzek de Büchner, son attrait pour la pure, la perverse Catherine de Pierre Jean Jouve, pour la vie errante de Robert Walser, font penser qu’il écrivait contre son temps, ce qui n’était pas la meilleure façon d’aller au succès. Amplifiant son registre, il publie en 1978 Jérôme. Sans la décision de Gérard Guégan aux éditions du Sagittaire, sans le soutien de Raphaël Sorin, il est probable que ce roman n’eut jamais vu le jour. Dans ce texte-ci « il n’existe pas d’issus de secours, toutes donnaient sur le vide » constate Guégan. On ne sort pas indemne de la lecture de Jérôme, véritable météorite tombée dans le pot littéraire. On y tue par désespoir, pour imposer silence, ne plus entendre parler, clouer le bec aux importuns, ne plus sentir les haleines fétides. Cette foutue vie, dit un personnage s’adressant à Jérôme, « toujours pour toi fut une odeur de la mort et rien d’autre ». Puisqu’il existe un Livre des morts, on serait tenté de qualifier le roman de Martinet de Nouveau Livre des morts. Son Paris est apocalyptique, souterrain, hanté de personnages louches, semblables à ceux qui traînaient dans le Londres nocturne du temps de Jack l’Éventreur.
Martinet a lu le Pétersbourg d’Andéri Biélyi, pour ce qui touche à la dimension maléfique de la ville ; Boulgakov, pour son aspect fantastique. Le côté emporté de Jérôme évoque Bernanos ; l’écriture, celle de Céline ; Breton pour les rencontres énigmatiques. Et pourtant dans ce roman parcouru par « des amnésiques en quête d’absolu » (F. Vitoux), le timbre de Martinet, son originalité, son génie comme le suggère Gilles Costaz dans Le Matin de Paris, lui sont propres. Quelques critiques ont parlé de Malcolm Lowry, de Charles Bukowski. On peut dire que Jérôme rejoint cette littérature de l’exigence dont parle Georges Bataille dans son introduction à La Littérature et le mal.
Après le douloureux accouchement de Jérôme, Martinet publie en 1986 un récit : Ceux qui n’en mènent pas large (Le Dilettante). Deux personnages en quête d’auteur, deux troisièmes couteaux, comédiens foutus, délirants d’illusions, surgis brusquement, dirait-on, d’un roman de Jim Thompson se montent le bourrichon, se mentent à eux-même et n’ont de conversation qu’accrochés au bistrot du coin. Ils éructent, la bouche pâteuse : « Quand on n’a plus un rond, tout le monde est trop payé, les smicards vous ont des allures de milliardaires. »
La même année, Martinet publie son dernier livre : L’Ombre des forêts (La Table ronde). Des êtres au bout du rouleau chancellent dans ce roman, des infirmes qui, faute de pouvoir échanger des caresses en sont réduits à échanger des coups. Ils se meuvent dans un monde de labyrinthes où les taupes sont en proie à des fous rires glaçants. Ces naufragés de l’existence vivent à Rowena, une ville imaginaire tout près de la frontière allemande. On y croise un écrivain qui a cessé d’écrire et qui projette de devenir un grand criminel : Jean Bolaine, scénariste aveugle, devenu clochard et qui promène depuis une éternité un scénario consacré à la vie d’Hölderlin. On voit se débattre Edwina Steiner, possédée par une passion sans espoir pour Arnold Schönberg. Ces personnages n’aspirent qu’au silence, au mutisme. À ce propos, Martinet écrit, se référant à la ballade de Crepuscule with Nellie de Thelonious Monk, qu’il lui fallait trouver la note, « celle qu’il devait absolument arracher au silence ». Et si la référence au grand pianiste Lennie Tristano se justifie, c’est que celui-ci avec son jeu de notes séparées veut capter lui aussi des sons au-delà du silence.
Cette oeuvre unique mériterait d’être rééditée en un seul volume. Cela permettrait au lecteur de suivre le cheminement mental de cet écrivain dont les maîtres se nommaient Carl T. Dreyer, Yasujiro Ozu, Thomas Hardy, Emily Dickinson et Flannery O’Connor. Passionné de cinéma, il fut assistant-réalisateur à l’ORTF à partir de 1966. Critique, il publia des études sur Philippe Jaccottet, Ernst Jünger, Albert t’Serstevens et redécouvrit Henri Calet. Son Jérôme demeure un des très authentiques romans noirs français de la seconde moitié du XXe siècle. Livre prémonitoire avec sa musique singulière, ses dissonances. OEuvre déroutante arrêtée dans son élan par la maladie et la mort prématurée de Jean-Pierre Martinet en 1993 à l’âge de quarante-neuf ans.

Le monde désaccordé de Jean-Pierre Martinet Par Alfred Eibel
Le Matricule des Anges n°36 , septembre 2001.