L’argument est relativement simple. Le dénommé Quiquandon laisse à sa mort des carnets, sortes de liasses qui vont passer, au gré de convergences insolites, dans les mains fiévreuses de l’intelligentsia parisienne. Chaque lecteur va commenter ces carnets que nous ne lirons pour notre part jamais, horizon inatteignable des différentes interprétations subjectives.
Impossible de faire la liste de tous les indigènes de ce petit monde : agrégés de tout poil, ethnopsychiatres, sémanticiens, khâgneux, thésards, etc. La description -dont on peut se demander quelle ampleur de culture est nécessaire pour l’apprécier pleinement- est féroce, drôle, foisonnante, et l’emporte en acuité sur tous les pseudo-discours sociologisants. Tout est traqué : les private joke permanents, l’incongruité des rencontres de la vie prosaïque et de la préciosité bouffonne (« problématique de l’uni-pluralité et prostatectomie à Cochin »), les incontournables discussions sur les films culte et Heidegger, les références obligées, les potacheries (telle celle de l’art Tung), les invraisemblables pédanteries. Nous sommes loin d’une sagesse relativiste : deviennent essentiels des problèmes tels que « la coupe au rasoir ou la bananisation époustouflante » que font subir les intellectuels antillais à la langue française, ou encore l’exercice pratique consistant à distinguer idéologiquement l’appartenance des participants au débat socioculturel : « les catholiques de Fez, les hétérosexuelles de mai (…), les inconditionnels de Michel Zévaco (…), les penseurs de l’effet de serre ». Autant de questions cruciales joyeusement soulevées à travers une étourdissante densité de lieux, d’époques, de personnages. Bref, France Culture caricaturée par un beauf qui serait diablement intelligent, follement cultivé, terriblement décapant, et appartenant au plus intime du monde qu’il décrit.
Mais si palimpseste il y a, il est dans l’énigme qui s’écrit sur cette « comédie » de la culture. Comme le laisse supposer la référence à Pascal -via le personnage du critique Martineau-, on peut penser que la culture est devenue pour Marc Pierret commentaire à l’infini, épuisement du sens et du contenu, épaisseur dont le mystère n’est plus soutenu que par quelques zélés interprètes. L’agitation vaine serait alors le dernier avatar de ce qui correspondait autrefois à la pure et simple spiritualité. Le Mystère de Jésus se réduisant maintenant aux petits secrets de l’édition, l’histoire de la culture se jouerait successivement selon les deux tonalités tragi-comiques. « Peut-être faut-il relire Pascal »… et « attendre Mathilde », la petite amie de Quiquandon.
À moins (on a envie de le demander à l’auteur, ce qui est rare) que le mystère de la culture soit finalement de donner vie à la vie qui n’en a aucune, à faire, par exemple, que la saveur du gigot (superbe épisode de la « juridiction du gigot ») ne soit que matière sublimée, digestion seconde. Mais les meilleures pages du livre, sur les souffrances de l’homme ou l’incohérence et la violence de l’histoire, laissent entendre au contraire que c’est la vie saignante qui irrigue et alimente la culture à son insu…
Peut-on répondre à ces questions ? On peut aussi se réjouir plus simplement de ce que parfois Pierret quitte le vêtement du journaliste brillant, du lecteur incisif, pour devenir avec modestie un écrivain, comme lorsqu’enfin il parle (ou semble !) vraiment de « l’oncle fusillé pour un mirabellier », ou de la « tristesse du beau visage de sa mère », tristesse « affichée pour quand il sera grand ».
Le Mystère de la culture
Marc Pierret
Verticales, 423 pages, 20 euros
Domaine français La fabrique du texte
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Gilles Magniont
Petit divertissement entre amis : Marc Pierret déchiffre l’hénaurme odyssée d’un manuscrit. Et où la culture devient épuisement du sens et du contenu. Habile.
Un livre
La fabrique du texte
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.