On pourrait s’étonner qu’outre leurs œuvres, déjà considérables et bouleversantes, un certain nombre de peintres nous offrent, en parallèle et en écho, des témoignages esthétiques en même temps qu’humains d’une tenue littéraire exemplaire : les lettres de Van Gogh, bien sûr, le Journal de Delacroix, mais aussi les récits et proses poétiques de Giacometti (recueillis dans la passionnante monographie de Bonnefoy) et ici, relatés et comme mis en scène par Joachim Gasquet, les propos de Cézanne. Notre étonnement cède en fait devant une sorte d’évidence : la création -quel qu’en soit le domaine d’élection- s’accompagne d’une telle lucidité -envers soi, ses dons et ses limites- qu’elle ne peut également que se dire au plus juste, les mots témoignant à leur tour de la même exigence.
Gasquet, fils d’un ami d’enfance de Cézanne, le rencontre à Aix en 1895 : Cézanne a 57 ans, Gasquet 23. Il faudrait commencer la lecture par cette scène (p.157) : « J’avais vu dans une vague exposition aixoise deux paysages de lui, et toute la peinture m’était entrée dans les yeux. (…) Je m’approchai, je lui murmurai mon admiration. Il rougit, se mit à bégayer. (…) « Ne vous fichez pas de moi, mon petit, hein ? » (…) Ses yeux se remplirent de larmes. Ses deux mains m’empoignèrent. » Car Cézanne est seul -avec sa peinture. Gasquet va l’apprivoiser, puis l’écouter. Ensuite il composera ce livre, simplement, en hommage : dans une première partie Ce que je sais ou ai vu de sa vie, dans une seconde Ce qu’il m’a dit… La première édition, chez Bernheim jeune, célèbre galeriste d’alors, verra le jour en 1921, année de la mort de Gasquet, par ailleurs poète -justement oublié ?- d’inspiration romantique (aux jours du surréalisme !). Sans doute y a-t-il, de sa part, quelques coups de pouce, quelque inflexion esthétique, un côté Revue Blanche, quelques afféteries de style décadent, d’écriture artiste -Raymond Jean le relève dans son Cézanne, la vie, l’espace (Seuil) qu’il faudrait lire en parallèle- mais au total on peut penser que le respect domine, et la tonalité de ces phrases, de la formule frappante au monologue autobiographique, est tout au long une et reconnaissable.
Un homme parle, comme parle Flaubert en ses lettres : comme lui il a dû étouffer le « romantique » en lui, comme lui il souffre du mur de bêtise que lui opposent ses contemporains, comme lui, la vieillesse venant, il oscille entre la conscience tout de même orgueilleuse du devoir accompli -devoir envers l’art bien sûr- et le doute : ses modèles, les figures tutélaires qui toujours l’ont guidé, l’écrasent en même temps -Poussin, Rubens, les Vénitiens. Alors il travaille, comme il l’a toujours fait, il lui faut réaliser : paysages, natures mortes, portraits -« peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser des sensations. » On n’en finirait pas de citer car Cézanne, exalté, violent ou désabusé, lui qui se dit « comme mort », juge, jusqu’au bout, sa tâche, tente de la cerner comme il cerne, en clair-obscur, une silhouette sur sa toile : « Nous sommes un chaos irisé » ou « La conscience du monde se perpétue dans nos toiles, elles marquent les étapes de l’homme » et l’aveu : « Je me suis juré de mourir en peignant. Dieu m’en tiendra compte. »
Signalons aussi la qualité de cette édition, qui nous permet ainsi de lire un texte devenu depuis longtemps introuvable, pourtant de poche : papier Bible, signet, belle typographie -et en couverture le beau portrait de Gasquet, d’une luminosité diffuse, un Gasquet attentif et soucieux, à l’écoute sans doute -qui nous attend aujourd’hui, entre une vue de l’Estaque et quelques pommes- de Cézanne bien sûr -dans une salle aux trésors d’un lumineux mais désert Musée d’art moderne, à Prague.
Cézanne
Joachim Gasquet
Encre marine
375 pages, 12 €
Domaine français L’Œuvre bis
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Thierry Cecille
Comme face au roman de Zola, qui racontait l’échec d’une autre Recherche de l’absolu, Gasquet, disciple émerveillé, dépeint un Cézanne surhumain et modeste.
Un livre
L’Œuvre bis
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.