Plovdiv hier : ses tavernes, ses ruelles criardes, sa mosaïque de tribus où pope, mollah, rabbin et leurs ouailles se chicanaient en rêvant d’un lendemain commun. Plovdiv aujourd’hui : sa bureaucratie, son béton, sa solitude, sa mafia.
Ceux qui ont aimé Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac, précédent roman d’Angel Wagenstein (né en 1922), retrouveront dans ces pages la même langue fleurie, drôle et subtile : cette façon de lever un sourire dans les plis cruels de l’Histoire. En un incessant va-et-vient entre le passé et le présent -à travers la figure de Berto Cohen, Bulgare exilé en Isräel, expert en byzantinologie, qui retourne dans sa ville natale le temps d’une conférence- Angel Wagenstein attise les « souffles du temps ». En exhumant les heures chaudes de son enfance, ce sont les traces d’un monde disparu que l’auteur nous donne à voir avec une tendre nostalgie. Microscosme « d’existences bienveillantes et modestes » qui refuse la mélancolie. Monde pittoresque et généreux au centre duquel gravite l’auguste Abraham le Poivrot, grand-père du narrateur. Pilier de bar, coureur de jupons, philosophe, et accessoirement ferblantier, celui qui se proclamait ami de Robespierre, avait l’imagination heureuse, au point de se « de se rappeler des événements qui n’ont jamais eu lieu ».
Si le récit restitue avec une étonnante fraîcheur cet univers cosmopolite, il n’a rien d’idyllique. Toute chronique peut cacher « une leçon imprévue de sciences naturelles », nous apprend Wagenstein. Par exemple : « comment semer les dents de dragon de la haine dans un sol engraissé par l’intolérance ». Tout le livre illustre cette obsession millénaire : le rejet de l’autre. De l’Inquisition espagnole aux tsiganes chassés par l’administration, des Turcs humiliés par la construction d’une ferme coopérative sur les terres de leur ancien cimetière, aux étoiles jaunes ou aux camps de travail communistes, la petite histoire de ceux de Plovdiv rejoint la plus grande. À l’image du destin de la famille d’Araxi Vartanian, la jolie arménienne, amour de jeunesse du narrateur qui renaîtra ici en chair et en os. Meurtrie à jamais.
Abraham le Poivrot
Angel Wagenstein
Traduit du bulgare par Veronika Nentcheva et Éric Naulleau
L’Esprit des péninsules
330 pages, 21 €
Domaine étranger À ceux qui ont trinqué
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Philippe Savary
Un livre
À ceux qui ont trinqué
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.