Ce qui m’a plu tout de suite, dans le dictionnaire, c’est le sentiment qu’il m’a donné de pouvoir tout connaître, et sans effort : tous les mots étaient rangés là comme en une ville capitale, alignés en colonnes tels des maisons le long des rues, parfois regroupés en familles, parfois excentriques et solitaires - une sorte d’annuaire de ma langue natale, mais plus complet, plus séduisant, un plan de la piste au trésor. Comme tous les enfants, j’ai d’abord vagabondé de préférence dans les quartiers populaires et les mauvais lieux, avant de m’apercevoir, nouveau Marcel du côté de chez Swann, que tout communiquait, qu’il n’y avait pas, comme dit Victor Hugo, d’un côté le mot « duc et pair », de l’autre « le grimaud », mais un seul vaste monde. Je me souviens du mot cul, cherché en douce vers huit ou neuf ans dans un dictionnaire illustré - pas de planche pour ce mot-là, inutile de me faire un dessin. Emerveillement jamais démenti depuis face à l’alphabet phonétique : ku (le mot sonne, aucun bruissement d’aile), à l’étymologie succulente, paraissant tirée d’Astérix : du latin culus, puis à tout le train des synonymes, du noble et métaphysique fondement au tonitruant pétard, en passant par le mignon troufignon.Ah ! les rires ! Ravissement, ensuite, devant les sens multiples et inconnus (qui l’eût cru ?), les images comiques et évocatrices qui surgissaient de ce petit mot : avoir le cul entre deux selles, par exemple -les chaises viendraient ensuite, question d’époque et d’oreille -, botter le cul, péter plus haut que son cul : toute une humanité se déployait là sous mes yeux, avec ses caractères, ses faiblesses, sa drôlerie, et le sentiment du temps qui a passé. Le mot était vivant, voilà ce que je découvrais, c’était un être de chair plus que de papier. L’homme bien sûr le faisait vivre, Montaigne, Rabelais - « J’ai (répondit Gargantua) par longue et curieuse expérience inventé un moyen de me torcher le cul » - mais réciproquement, il faisait vivre l’homme ; le dictionnaire, depuis lors, n’a jamais cessé d’être cela
Camille Laurens
Dossier
Camille Laurens
Dictionnaire
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43