Au commencement était le verbe, paraît-il. Dans le roman de Diego Marani1, dès le début, on se heurte à l’oubli de soi et au silence. L’auteur enchâsse le livre dans un lieu et un temps troubles : le lieu est Trieste, impasse de l’Adriatique, ville lisière d’un empire déchu, carrefour de tant d’idiomes ; le temps, 1943, est celui violent de la République fasciste de Salo’, de la guerre civile. Au milieu des décombres, un homme sans passé tente de reconquérir sa voix intime et sa langue. Sa blessure à la tête a été un coup de rabot définitif : son esprit, sa mémoire, son identité sont arasés par l’absence. Le médecin qui le soigne pense l’identifier, grâce à « deux mots aux initiales en majuscule » brodées sur sa vareuse, un Finlandais comme lui. Sur la base de ce qui se révélera une fausse piste, commence alors un voyage pour échapper à la houille poisseuse de l’aphasie, à la recherche de la mémoire, sous la forme d’une éducation linguistique en finnois (sorte d’italien hyperboréen avec ses voyelles plantureuses) qui dérive doucement dans la construction d’une fausse identité. Le tout nous est narré par le biais d’une fiction dont les sources seront le journal intime du blessé et les commentaires du médecin.
Si la conquête de la parole est, par essence, épique, les tentatives, les tâtonnements, les frêles essais pour l’atteindre sont ici substantiellement lyriques. Diversité phonétique, agencements variés des signes, échecs qui pétrissent l’épopée émotionnelle de notre homme sans nom traquant son passé : la langue devient un battant ouvert sur la mémoire ; le souvenir est, en quelque sorte, l’espoir du malheur, sa dernière chance pour en recouvrer le sens.
La lente reconstitution d’un système linguistique, le decriptage de ses codes s’enracinent d’abord dans le comportement : « C’était rassurant d’entendre ma voix se fondre avec celles des autres, mes mots se superposer aux leurs, sortir de ma bouche et prendre vie comme s’ils m’appartenaient vraiment, comme si, derrière ces sons que j’avais si bien appris à imiter, il y avait aussi la conscience de leur signification. » C’est le comportement qui, d’abord, permet le réapprentissage d’une grammaire affective et portera notre héros d’une ville à la fin d’un monde, Trieste, à Helsinki, « Ce champ de Mongols surgis par erreur à l’autre bout du monde » car sans la mémoire affective qu’on tresse au temps les mots ne seraient que les guenilles du discours.
Tout le long de ces pages, Diego Marani fait sourdre un malaise qui comme une basse continue, accompagne le récit, et les mots mystérieux de la langue finnoise prennent des allures de refrains chamaniques, de formules magiques, nécessaires pour entrer dans un nouvel imaginaire. « Le mot juste. C’est toute la différence entre la vie et la mort. Le souvenir est inséparable du mot. Le mot tire les choses de l’ombre. » Ce ne sera pas un mot qui tirera de l’ombre la vie de notre naufragé, mais l’apparition d’une sorte de vaisseau fantôme qui, en dévoilant le leurre, poussera cet homme ordinaire jeté dans un destin extraordinaire, à s’enrôler contre les Russes. Il mourra sous son faux nom en 1944, seule manière de rendre vraie une existence factice.
Livre singulier et profond, Nouvelle grammaire finnoise nous montre à quel point l’histoire peut se montrer marâtre pour les destinées individuelles. Livre exigeant, livre dense, ce récit nous plonge dans la noirceur de la guerre, de l’identité et de la langue, nous invite à réfléchir à l’intensité des racines de tout un chacun et de leur fragilité.
Nouvelle grammaire finnoise
Diego Marani
Traduit de l’italien
par Danièle Valin
Rivages
175 pages 16,95 €
1 Né en 1959, traducteur auprès de l’Union européenne à Bruxelles, il a publié son premier roman Las adventures des inspector Cabillot (Mazarine, 1999) en europanto, langue inventée par lui-même.
Domaine étranger Vagues à larmes
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Giovanni Angelini
Entre Trieste et Helsinki, l’Italien Diego Marani explore la douloureuse traversée d’un naufragé de la langue. Un roman audacieux sur les troubles de la fausse identité.
Un livre
Vagues à larmes
Par
Giovanni Angelini
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.