Yves Pagès n’est pas de ces écrivains qui s’agrippent à une barricade comme à un piédestal. Il n’a d’autre tribune que les fragiles estrades édifiées par une littérature qui se refuse à la vanité. « Il n’y a jamais de page blanche, il n’y a que des moments où l’on est vide soi-même ». Cette littérature de la complicité et de la fraternité, qui ne prétend pas au prosélytisme, s’écrit « à la première personne du pluriel ». Publié trois ans après Petites natures mortes au travail, réunissant des fragments d’un univers social disloqué, Portraits crachés se réclame de cette mitoyenneté. Charlotte la « suicidaire intermittente », Ferdinand le « scandaliste d’arrière-salle », Gilles le « littérateur rive-gauche », Edmond le « gros dormeur en fin de droits »… Les quatre-vingts silhouettes qui traversent ce livre, toutes esquissées avec brièveté et netteté, pourraient trahir nos propres reflets. « Je ne fais que capter les échos, les non-dits, les indices, les jargons liés aux évolutions contemporaines, sans nostalgie passéiste ni hystérie moderniste », dit Yves Pagès. Attentif à corriger les images parfois suscitées par ses actes et sa littérature -« Je ne suis pas ce gauchiste infantile que l’on décrit quelquefois ! »-, l’auteur du roman Le Théoriste réfute toutes les postures et se défie de la cécité idéologique ou de l’aveuglement émotionnel. « Prenez la guerre en Irak… Cette année, les intellos étaient les consultants militaires. Ils ont produit un discours manichéen d’une rare stupidité. Ce n’était plus un débat intellectuel, mais une dispute de cour de récréation ! »
Parus en 2000, les courts récits de Petites natures mortes au travail dénonçaient une « morbidité latente du travail » qui affecte autant les « klebs salariés » que les « précaires ». Avec Portraits crachés, vous donnez aujourd’hui la parole aux « sans dialogue fixe »…
J’ai envie d’atténuer la frontière que l’on pourrait hâtivement instaurer entre ces deux livres. L’ouvrage Petites natures mortes au travail n’était pas un documentaire sur l’horreur économique, sur la précarité économique ou la fracture entre les salariés et les exclus. Chômeurs ou salariés -j’ai effectivement utilisé la formule de « klebs salariés »-, nous subissons tous le chantage à l’emploi, et sa culpabilisation symbolique ou affective. Les discours qui tentent d’établir une frontière nette entre l’espace mental ou social du travail et celui du non-travail sont archaïques et mensongers. Quand j’évoque la précarité, il s’agit d’une précarité existentielle, à la fois désirée et subie, sans qu’il soit très aisé d’en démêler l’écheveau. Si les Portraits crachés se situent sans doute dans la lignée des Petites natures mortes au travail, ils balisent avec moins d’univocité le champ social. Ils redonnent davantage la parole à l’intime, à l’enfance, à la maternité, aux combinatoires du couple, aux lignes de fuite de la vieillesse ou à quelques figures érotiques.
Les textes de Portraits...
Entretiens Yves Pagès, l’écriture
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Pascal Paillardet
Trois ans après "Petites natures mortes au travail", l’écrivain poursuit sa subtile peinture de la "précarité existentielle". Recueil de silhouettes, "Portraits crachés" réunit les croquis de "sans dialogue fixe".
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