Le philosophe et écrivain Alain Badiou applique ici la pensée philosophique à des « circonstances désastreuses » de l’actualité pour développer une « métapolitique ». Autrement dit, nous n’entrons pas avec ce recueil dans une philosophie jargonnante, mais bien dans une façon de penser le monde d’aujourd’hui. Non pour seulement le comprendre, mais le penser pour y avancer des propositions affirmatives : le penser pour le changer. C’est peu de dire que les trois textes offrent une lecture jouissive. D’abord parce que la philosophie s’y affirme dans son rôle créatif, loin des « philosophes-journalistes » qui en prennent pour leur grade -et ça leur va bien à ces militaires de salons. Ensuite parce que la pensée de Badiou s’écrit dans une langue qui expose magnifiquement sa logique sans rien lui ôter de son efficacité. Enfin, parce qu’il rend évident ce qui ne le paraissait pas, et donne de l’intelligence au malaise qu’on peut ressentir au sortir d’une guerre du Golfe bis et face au « marché » (« marché" est le nom d’un monde qui n’est pas un monde. »)
La réflexion, face aux événements, commence dès lors qu’on « se défait des opinions établies et propagandes dominantes. » Les trois courts essais vont donc mettre à mal trois idées reçues. Le premier, en évoquant l’élection présidentielle de l’an dernier, s’attaque à la certitude, bien partagée, qu’il fallait voter absolument pour empêcher Le Pen d’être élu. La deuxième met à mal l’idée que le mot « terrorisme » signifie ce qu’on y met communément et renverse la perception des événements du 11 septembre. La dernière, enfin, s’attache à démontrer combien l’intervention humanitaire (à coups de bombes) au Kosovo, n’était qu’une entreprise cynique de la part des Américains pour renforcer leur domination. On le devine, Alain Badiou se refuse à « lier (la philosophie) à l’arrogance et à l’autosatisfaction du Maître en place ».
Écrits à peu de distances des événements qu’ils traitent, ces trois textes l’ont été en vue de conférences prononcées à l’École normale. Leur concision les rend plus aiguisés mais interdit tout résumé. Tâchons alors d’en illustrer leur logique et leur radicalité.
La logique du philosophe s’exprime dans une anecdote qu’il rapporte. Entre les deux tours de l’élection présidentielle, avisant le slogan d’une banderole : « le vote blanc n’est plus contestataire », notre homme interroge les étudiants qui la brandissent. Est-ce « voter Chirac qui est contestataire ? » Non, bien sûr. Et voter Le Pen non plus. Première conclusion : « vous auriez dû alors écrire : voter n’est plus contestataire. » Poussant le raisonnement plus loin, Badiou interroge : « si voter est le Bien et que voter n’est plus contestataire, c’est la contestation qui est le Mal ? » On imagine le malaise des jeunes citoyens militants. De fait, toute la méthode philosophique employée démontre combien le vote n’est pas « l’expression de la liberté des opinions » et qu’il ne vise en fait qu’à « la perpétuation satisfaite » du même. « On vote pour persévérer, et non pour devenir » ajoute Badiou avant d’affirmer la nécessité d’une philosophie qui s’engagerait dans ce « devenir ». Pour s’y employer la philosophie ne doit s’alli(én)er à aucun pouvoir et n’avoir pas peur de l’erreur puisque « une seule pensée est bien plus vaste que n’importe quel jugement. » Dans notre « pays abject plus souvent qu’à son tour », la philosophie peut-elle lutter contre « l’abaissement des consciences et (…) la nullité politique » ? La question ne se pose pas. Mais la réponse est qu’elle le doit.
Circonstances, 1
Alain Badiou
Léo Scheer (Lignes)
89 pages, 12 €
Essais Pensés au couteau
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Thierry Guichard
En trois textes de "Circonstances" Alain Badiou inaugure une série de réflexions tranchantes que l’on espère fructueuse en livraisons.
Un livre
Pensés au couteau
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.