Les relations qu’entretenait Giorgio Voghera avec l’écriture se révélèrent difficiles, ce dernier n’ayant jamais pu vraiment les assumer. Il publia son premier ouvrage et seul roman Il Segretto (Le Secret, Seuil 1996) à soixante ans et l’attribua à un habitant anonyme de Trieste, sa ville natale, avant d’en conférer la paternité à son propre père, Guido Voghera, professeur fort brillant dont la figure tutélaire de scientifique, de socialiste, de juif, admirateur de la psychanalyse semble énormément lui avoir porté ombrage. Le fils rata tous ses diplômes, devint gratte-papier dans une compagnie d’assurances. Une vie des plus anonymes, il n’aurait jamais quitté Trieste si son antifascisme et sa judéité ne l’avaient contraint à s’expatrier en Palestine, fin 1938. La loi raciale interdit aux juifs tout travail salarié. « Ma génération a en effet été presque entièrement sous le charme du fascisme (tout du moins jusqu’à la veille de son effondrement) ; et moi, si j’avais pu le faire, j’aurais mis sur ma carte de visite : G.V, antifasciste. » En Palestine, il végétera quelque temps en prison, sous la garde des Anglais. Il ne retrouvera l’Adriatique, sa ville et son emploi à la Riunione Adriatica di Sicurta, que dix ans plus tard. À l’automne de sa vie, en 1961, deux ans après la mort de son père, il fera publier Il Segretto. Ce livre, un autre Triestin, l’écrivain Claudio Magris le résume ainsi : « un père (qui) écrit l’histoire difficile du fils et non l’inverse, comme cela se pratique généralement dans la littérature ; et ce geste, bien qu’il naisse d’un lien affectif entre père et fils, intime et étroit entre tous, comporte une intrusion profanatrice et confondante. » En 1974, sortira Le Directeur général, publié par une obscure maison d’édition. Il y décrit l’univers bureaucratiquement désolé d’une grande société, où arrivisme forcené, règne de la médiocrité, passe-droits, trafics d’influence, peurs font partie d’un quotidien nauséabond et étriqué. La figure hiératique du Directeur général émerge de la masse. L’auteur la dépeint avec une étrange et très soumise compassion, sans veulerie toutefois, presque comme une figure paternelle. Dans En prison à Jaffa, il relate non pas les conditions de son enfermement, après l’entrée en guerre de l’Italie le 10 juin 1940, mais comment les détenus aménagent leur quotidien en se racontant des histoires dans lesquelles chacun est parvenu à surmonter des difficultés considérables. S’égrènent souvenirs d’enfance, évocation des premiers émois, sensualité, désirs furibonds ainsi que le magnétisme de la ville de Trieste… L’auteur écrit avec une extrême légèreté, timidité, comme s’il avait peur de forcer les mots, les images, les effets.
De son vivant, Giorgio Voghera, malgré ses ouvrages autobiographiques, semblait toujours se cacher derrière des êtres, des textes, l’expérience et les émotions des autres, comme s’il s’évoquait déjà absent du monde, écrivain fantôme. En astronomie, le terme aberration peut désigner une étoile dont nous continuons à discerner la lumière alors qu’elle est morte depuis des milliers d’années. De la même manière, à travers ses quelques livres, peut être perçu Voghera aujourd’hui.
Dominique Aussenac
EN PRISON À JAFFA
Giorgio Voghera
Traduit de l’italien par Carole Cavallera
La Différence, 127 pages, 15 €
LE DIRECTEUR GÉNÉRAL
Giorgio Voghera
Traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire
La Différence, 61 pages, 10 €
Domaine étranger L’art du cache-ego
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Dominique Aussenac
Des livres
L’art du cache-ego
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.