Vivre en Australie donne à Catherine Rey le sens des grands espaces et la notion des sombres déchéances. L’histoire de la famille Nagalingam, des artistes de cirque, a en effet de quoi faire frémir. Samuel Aaron Jones del Peissis, le narrateur-conteur ne s’y trompe pas et avertit le passant : « Venez écouter la terrifiante histoire dont on parlera longtemps après qu’elle sera advenue ». Catherine Rey, auteur du remarqué Lucy comme les chiens (Le Temps qu’il fait, 2001), joue de cette ambiguïté entre roman à lire et harangue à écouter religieusement : le lecteur s’installe dans ce récit écrit comme aux veillées d’autrefois. Conçu soit-disant pour « divertir », la vie illustrée des Nagalingam doit servir d’épouvantail. Et pour émouvoir, Jones, guidé par Rey, multiplie les effets : circonvolutions, récits emboîtés, comme à la parade. Bonimenteur, il se montre à la fois indulgent et ironique. Un peu fou, mégalo, il devient sous la plume de l’auteur un ange annonciateur de malheur et celui dont dépend l’avenir des auditeurs : « Je suis votre rédempteur », finit-il par avouer.
Mais qui sont donc les Nagalingam ? Qu’ont-ils fait pour être ainsi montrés du doigt ? Autrefois aisés et adulés grâce à des numéros de prestige, les voici réduits à l’état de bêtes à peine socialisées. Une mère qui ne sait pas donner d’amour, trois fils plus fourbes, violents et névrosés les uns que les autres, tous parqués dans une maison-porcherie. De notables, les voilà devenus monstres sociaux, freaks à lyncher : « Ils étaient d’une glaise qui ignore les larmes, le chagrin et la plainte, cette savante échelle des douleurs qui donne accès au monde ».
Et pourtant, la mère aurait voulu les voir dans la cour des grands, allant jusqu’à calquer leur destin social sur celui des aristocrates d’autrefois : l’aîné devient soldat, le cadet est laissé à l’Église, le dernier, l’héritier poupon, reste à la maison. Mais rien n’y fait. Le ver est dans le fruit depuis plusieurs générations. La grand-mère, « que Mère Nature avait tronquée à mi-corps par cruauté et par oubli » a fini « éventrée un matin. Le meurtrier court toujours ». De là, peut-être, découle le destin dramatique des Nagalingam. Le pater familias lui-même semble puiser dans la génération qui le précède une bonne raison de couler.
Toutefois, perdus dans une nature hostile, le bush, broyés par une société balbutiante sans foi ni loi, les Nagalingam sont avant tout des victimes. Victimes de leur propre aveuglement face à la réussite, d’une pression extérieure qui les maintient dans la fange. Jugés par les autres villageois, ils passent pour des indésirables. Face au tribunal populaire qui le met au pilori, l’un des fils Nagalingam lâche sa sentence : « J’suis comme vous tous là qui me lorgnez ! Les rues sont pleines de fils de putes qui se donnent l’air de pas y toucher. Des salauds qu’ont l’air bonasse du loup qu’à jamais croqué de p’tit chaperon rouge ». Le langage cru des exclus contraste en permanence avec la langue presque soutenue du narrateur, ce qui pousse le lecteur à s’identifier aux moralistes. Par son écriture qui se joue des niveaux de langues, Catherine Rey déstabilise. Pour renforcer ce malaise, l’auteur s’appuie sur un terreau classique (une ruée vers l’or qui a mal tourné, des campagnes dignes du Far West, les excès de la justice populaire) qu’elle adapte au décor australien. L’individu y est soit broyé par le système, soit victime de ses propres égarements. Les deux explications se mêlent et enrichissent les interprétations. Le conte littéraire devient civilisateur.
Domaine français Les freaks du bush
octobre 2003 | Le Matricule des Anges n°47
| par
Franck Mannoni
Le cirque comme spectacle de la déchéance. Catherine Rey délivre l’histoire australienne d’une famille à la dérive. Un conte civilisateur.
Un livre
Les freaks du bush
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°47
, octobre 2003.