Les images que crée cet ancien bourlingueur, quadra installé depuis vingt ans aux États-Unis semblent sortir tout droit d’un tableau de Gustave Moreau. Prégnantes, extrêmes, elles hantent longtemps les mémoires. Dans Les Saisons de la nuit (Belfond, 1998) un roman sur la création du métro de New York, et de ses gratte-ciel, elles fascinaient, mais finissaient par irriter, prenant des allures de vieux décors hollywoodiens, trop kitchs. L’histoire, elle, perdait en crédibilité ce qu’elle gagnait en fantasmagorie. Était-ce dû à un trop important travail d’écriture, une démesure outrancière, un style pompier, un manque de lucidité, de maturité ? À l’opposé, ses nouvelles offraient une simplicité, un dépouillement qui redonnaient à l’enfance un goût âpre, sensible, doux-amer (lire les trois magnifiques récits d’Ailleurs en ce pays réédités chez 10/18).
Après deux romans et deux recueils de nouvelles publiés en français, Colum McCann semble être, avec Danseur, devenu cinéaste. Tant il donne l’impression de virevolter autour de l’étoile Noureïev, la filmant au plus près, catalysant son énergie, sa fougue, l’âme de sa danse. Cet effet se trouve renforcé par les portraits kaléidoscopiques qu’en dressent les innombrables protagonistes et qui permettent des arrêts sur image, accélérations, ralentis, effets de zoom. Ces portraits où tous les acteurs parlent à la première personne et racontent aussi leurs vies en parallèle ou non à celle du danseur sont entrecoupés de ses réflexions, confidences, témoignages à chaud, traits vifs, acerbes. « Comment mener la foule se tenir droit, s’approprier l’espace d’un vaste mouvement du bras. Comme un paysan dans son champ, qui fauche sa dernière gerbe de foin. Ou bien encore comme le bourreau à la décollation ! » McCann aime les matières, opposer les extrêmes ; la terre et l’eau, l’eau et l’air, l’air et le feu, c’est dans les champs de force de ces confrontations qu’il semble bâtir sa fiction, ponctuée de détails plus ou moins importants qu’il glanera ici et là dans les marges de son énorme documentation. Miroirs aux alouettes ou aux anamorphoses, ces détails renverront une myriade d’images faussement vraies, sacrément vivantes et fortes.
Un autre combat, celui que se livrent le Bien et le Mal, l’Ange et la Bête constitue un élément essentiel, omniprésent dans l’œuvre de l’Irlandais, nourri de lectures de l’Ancien Testament. Ainsi dans cet ouvrage constitué de quatre parties, le Livre Premier présente l’Apocalypse, le chaos, la Seconde Guerre mondiale qui révéleront, extrait d’une gangue de sang, de merde, de haine, de faim et de froid, un petit blondinet gracile dansant devant des soldats. Enfance misérable, dans l’Oural, rébellion contre l’école, le père, l’ordre communiste, Rudik à force de travail, de volonté, d’un arrivisme incommensurable, s’élèvera. Le Livre Deuxième évoque la vie sentimentale, mondaine du goluboy, littéralement « bleu clair », homosexuel en russe. L’écriture de McCann prend alors les accents d’un Truman Capote, écrivain merveilleux, mais chroniqueur plein de fiel. Les deux derniers Livres décrivent la maturité, la frénésie sexuelle, puis la maladie et la chute, mais aussi des tas d’autres histoires, celle de sa famille restée en URSS, des gens qui l’ont aidé, aimé, voire détesté.
Tout au long de l’ouvrage, l’écriture de McCann donne l’impression de modeler, sculpter, polir un homme-matériau, le divinisant parfois, le rendant monstrueux aussi, cherchant le point de rupture qui définitivement séparerait l’Ange de la Bête, mais ne le trouvant pas. « Je dirais que les dieux ont bien trop à faire pour se soucier de mon cul ou de quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. »
Danseur
Colum McCann
Traduit de l’irlandais
par Jean-Luc Piningre
Belfond
370 pages, 19,50 €
Domaine étranger Démon et merveille
octobre 2003 | Le Matricule des Anges n°47
| par
Dominique Aussenac
Romancier aux architectures flamboyantes, nouvelliste subtil, Colum McCann convainc pleinement avec sa fiction sur Noureïev.
Un livre
Démon et merveille
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°47
, octobre 2003.