Encaissée dans les solitudes du Queyras (Hautes-Alpes), Abriès compte à peine 300 résidents permanents. Avant-dernier village sur la D947 qui ne mène nulle part, arrêtée par les cols permettant d’accéder au versant italien, cette commune paisible vit d’un tourisme discret et de la saveur des produits régionaux. Parmi les multiples charmes du village (de la proximité des marmottes à la pureté de l’air, sans oublier l’essentiel : la beauté du site et ses couleurs chaudes), le mercredi disperse le long du torrent du Bouchet un marché aux couleurs rustiques. Entre les étals réservés à l’excellente charcuterie franco-italienne, une surprise de taille attend le flâneur : des étagères remplies de livres neufs, et d’une qualité à faire rougir de honte certaines librairies (on y trouve un Ramón Gómez de la Serna publié chez André Dimanche, Gadda, Walser, Michon, un Cadiot qui date déjà, quelques volumes de Titus-Carmel, et des poètes pour happy few). Un fonds aussi étonnant que le parcours de ce libraire ambulant, qui assure en outre des livraisons à domicile, et qui fait les marchés autant pour vendre de la bonne littérature que pour nouer des relations amicales.
Gilles Dumarchez approche de la cinquantaine. Il n’a commencé à lire vraiment qu’après des études de mathématiques qui lui ouvraient les portes de l’enseignement mais alors que son CAPES lui assure un poste à vie, il démissionne après une expérience de seulement deux ans. Une décennie plus tard, durant laquelle il a lu pour se « désennuyer de la vie » et où beaucoup de livres l’ont « ennuyé autant que la vie », il passe un diplôme de bibliothécaire, entre pour deux ans au service des lecteurs, puis abandonne.
En 1995, il propose aux élus du Queyras un projet de bibliothèque publique. Malgré son opiniâtreté, ses démarches ne peuvent aboutir. Il se lance alors, en 1997, dans une entreprise privée de librairie ambulante, « pour desservir les zones trop éloignées des centres urbains ». Craignant que les lecteurs n’osent feuilleter ses livres par 10°C, il fait d’abord sept marchés par semaine l’été, se contentant l’hiver d’une activité purement alimentaire. Depuis trois ans, sa situation a changé : ayant repris la garde d’un troupeau (240 génisses à surveiller cet été), il n’assume plus qu’une permanence par semaine à Abriès en période estivale ; en revanche, de novembre à juin, il se permet entre deux et cinq apparitions hebdomadaires sur les marchés des villages voisins.
La qualité de son fonds tient à ce que Gilles Dumarchez ne propose que des livres qui l’intéressent, en dehors de toute mode il ne rencontre d’ailleurs aucun représentant, et n’a pas d’office (son chiffre d’affaires annuel varie de 15 000 à 18 000 €, ce qui le laisse au mieux à peine en équilibre). Son stand, qui accueille entre 600 et 700 titres, attend des lecteurs exigeants, même si lui-même ne milite pas en faveur de la lecture : « je ne suis pas sûr qu’il soit bien, absolument, de lire ». Selon lui, « une bibliothèque de 50 livres importants devrait suffire ». Mais il est fier de compter quelques bergers parmi ses clients, ainsi que ceux qui viennent dénicher sur ses rayonnages « ce qu’ils ne cherchaient pas vraiment mais n’auraient pas pu trouver ailleurs ». Une présence humaine, sans doute. Et une autre manière de vivre la littérature.
* Gilles Dumarchez gîte Saint Laurent N°1 05460 Abriès tél. 04.92.46.84.34
Vie littéraire Passeur de livres
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Didier Garcia
Un temps professeur, Gilles Dumarchez est devenu berger et libraire ambulant au fond d’une vallée.
Passeur de livres
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.