À la page 65 du roman de Béatrice Commengé, une phrase dit un peu ce qu’il en est des phrases dans ce très beau livre. C’est une phrase de rien, qu’on lit sans vraiment la lire, qui cependant, si l’on y prête attention, à elle seule résume ce que le livre cherche à dire. C’est avant tout une phrase suspendue, qui parle de ce suspens d’une phrase, c’est-à-dire du fait qu’écrire ici est s’approcher le plus près possible du silence (ou du vide), avec délicatesse, comme à tâtons, parce qu’il y a des choses qui ne se laissent pas dire, quant au fonctionnement des cœurs et des esprits, parce que des moments dans la vie parfois nous procurent un étonnement dont on ne sait que faire, qu’on ne résout pas, qu’on ne veut pas résoudre en le nommant. Parce qu’il est des instants, comme dans l’enfance alors qu’on ne sait pas nommer le monde, comme dans la vieillesse où les mots nous échappent et le monde avec eux, qui nous laissent muets, font qu’une phrase qu’on aurait pu commencer soudain ne peut plus être continuée.
Pour tenter de comprendre l’amnésie de son père vieillissant, la narratrice de Et il ne pleut jamais, naturellement esquisse en parallèle de son histoire celle d’Hölderlin reclus dans la tour du menuisier Zimmer. À un moment, elle nous raconte la visite que par un jour d’été lui fit un inconnu nommé Waiblinger. Le poète est là, devant son visiteur, bien vivant, l’esprit égaré on ne saura jamais où. Intrigué, ne sachant pas comment engager la conversation avec celui qui ne lui répondra jamais que dans l’énigme de sa folie, Waiblinger se tourne vers la fenêtre, fait remarquer au poète la beauté du paysage : « Vous avez une bien belle vue sur la campagne. » La phrase qui nous occupe suit cette remarque embarrassée, elle désigne le moment où une phrase reste suspendue, alors que le langage hésite, s’interrompt, comme dans une vie parfois on fait un pas de côté, on s’arrête sur le bord du cours de sa vie, pendant quelques instants on n’est plus là. Elle nous désigne l’instant où parler ne va plus de soi, où parler les mots des hommes est une fiction très improbable. Où juste regarder la campagne verte, la rivière qui coule là, dont on ne connaît plus le nom, qu’on ne sait même pas être une rivière. En cet instant où ne pas savoir parler et voir, s’étonner seulement, ne pas reconnaître ce qu’on voit et cependant le voir. Où écrire. Car écrire, comme le pointe Gilles Deleuze, c’est porter le langage à sa limite, jusqu’à son suspens, son point de suspension.
« La phrase reste un instant suspendue dans les airs », c’est tout. C’est tout ce qui trouve alors à s’écrire, c’est là que l’écriture nous emmène, nous propulse en plein ciel, trouvant là sa matérialité, alors qu’il ne s’agit plus tant de dire que de faire flotter le dire, laisser s’égarer une phrase devenue aérienne. C’est, comme le dit le texte un peu plus loin, « faire un ciel », faire du ciel dans ses mots plutôt que de chercher à le dire, le temps que la phrase reste en l’air et nous avec, le temps que le temps ne soit plus du temps. C’est ouvrir une fenêtre, comme le faisait Hölderlin à la fin de sa vie, nous raconte Béatrice Commengé, quand lui venait une pensée nouvelle « afin de la communiquer à l’air libre ». C’est, le temps d’écrire une phrase, donner raison aux oiseaux.
Et il ne pleut jamais,
naturellement
Béatrice Commengé
Gallimard/« L’infini »
141 pages, 13 €
Domaine français Trou d’air
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Xavier Person
Que se passe-t-il dans le suspens d’une phrase ? Que devient-elle dans le silence qui succède à son point ? Arrêt sur presque rien.
Un livre
Trou d’air
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.