Est-ce la longueur de leurs hivers qui permet aux écrivains du Nord de mêler avec autant de naturel philosophie et fantaisie, plaisir et désespoir, et d’embrasser avec dérision les nombreux paradoxes qui jalonnent l’existence humaine ?
Un journaliste spécialiste de la rédaction d’entrefilets se voit un jour interdit d’écriture. Le rédacteur en chef pour lequel il travaille l’accuse de fournir, depuis des années, de fausses informations, autrement dit de raconter des histoires aux lecteurs au lieu de leur transmettre des vérités. L’homme s’abstient d’écrire une bonne cinquantaine d’années, après avoir rêvé un temps de rédiger une réponse cinglante destinée au rédacteur en chef : « Vous opposez l’imagination à la vérité comme si les deux étaient antinomiques, oui, comme si elles étaient contradictoires, comme si l’imagination n’était pas un produit de la réalité. »
La mort de l’homme qui l’avait démasqué permet à l’écrivain centenaire, dorénavant pensionnaire d’une maison de retraite, de reprendre après une longue attente la rédaction de l’entrefilet qu’il avait dû abandonner en cours. Et l’imaginaire du vieil homme est bien décidé à prendre ses aises. D’autant que le vieillard semble rajeunir à mesure qu’il fait avancer sa plume : « La mort lui était devenue de plus en plus étrangère. », « Deux nouvelles dents de sagesse avaient percé dans sa mâchoire supérieure. »
Dans le texte du vieil écrivain, il est question d’une amitié entre deux hommes scellée autour de deux valeurs aussi fondamentales qu’inattendues, la maladie et la pölsa, spécialité culinaire délicieuse et mystérieuse, dans laquelle entrent de multiples ingrédients, variés et surprenants, museau de vache, cœur de veau et fromage de chèvre entre autres. C’est pour cela que la pölsa est bien plus qu’un mets ; elle donne un sens à la vie des deux hommes. « Plus vous vous consacrez à la pölsa…, plus vous la pénétrez en profondeur, et plus elle vous fascine et vous émeut. Celui qui s’est une fois adonné à la pölsa n’est plus jamais le même. »
Le roman de Lindgren emprunte de très nombreuses directions, sans se donner jamais des airs trop importants, le plus souvent avec la légèreté d’un souffle. Si Fausses nouvelles révèle progressivement un suc méditatif qui profite de la faible luminosité ambiante pour se développer, ce roman se veut aussi un conte et une terrible réflexion sur la vieillesse. Les pages relatant la rencontre du vieil écrivain avec un gérontologue sont crues et sans équivoque : « En réalité, tout cela était très simple : la capacité du cœur de pomper du sang tombait de moitié, la vitesse des stimuli dans les circuits nerveux baissait d’un tiers, les reins et les poumons perdaient une grande partie de leurs aptitudes, le cerveau se ratatinait. Celui qui avait une seule fois étudié sous microscope les cellules cérébrales fanées d’un vieillard ne l’oubliait jamais ou l’oubliait seulement dans sa vieillesse. Aucune âme ni aucun esprit ne pouvaient demeurer à long terme dans ces enveloppes fripées et sèches. »
Enfin et surtout, Fausses nouvelles s’affirme comme un manifeste pour la défense d’une littérature qui revendique le droit de mêler le réel aux histoires, dans le but de former un objet littéraire débordant de vérité, le roman. Et c’est parce que le texte de Lindgren est un roman lui-même, profondément humain de surcroît, qu’il entre avec fracas dans la tête du lecteur et y résonne longtemps.
Fausses nouvelles
Torgny Lindgren
Traduit du suédois par Lena Grumbach et
Catherine Marcus
Actes Sud
240 pages, 19 €
Domaine étranger Roman sans mensonge
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Benoît Broyart
Torgny Lindgren déchiffre la place de la vérité dans le roman en menant le lecteur par le bout du nez. Il suffit de se laisser porter.
Un livre
Roman sans mensonge
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°49
, janvier 2004.