En exergue, quelques mots de Pascal : « Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose ». On songe au « Mémorial », le petit parchemin dans lequel l’auteur des Pensées avait consigné sa foudroyante rencontre avec Dieu, et qu’on trouva à sa mort, plié dans la doublure de son manteau. Car sont ici évoqués d’autres parchemins, d’autres « écrits sur soi » qui ne passèrent pas, eux, à la postérité : ceux qui appartinrent à des hommes et des femmes du XVIIIe siècle, découverts près des routes ou des cours d’eau, morts de froid ou de noyade. Aux Archives de la prévôté d’Île-de-France, on peut lire les registres de levée de cadavre, où sont décrits l’apparence des corps et des vêtements, et les quelques objets qu’on a pu retrouver sur le défunt. Parmi ces objets, Arlette Farge s’est intéressée à « une quantité de minuscules billets, morceaux de papiers griffonnés, feuilles ou lettres qui se sont intercalés dans les liasses des procès-verbaux » : des papiers de fortune, des cartes à jouer griffonnées, des lettres, des recommandations, des livrets encore conservés. Quelqu’un meurt un jour, il en reste quelques lignes : « Encas quil marive quelquaccident je mapele Louis Maupin natif de la ville de rue de Picardy 5 lieues d’Abbeville juridiction d’Amiens étant de la religion catolique apostolique et romaine ».
L’entreprise est, en fait, assez nouvelle : des pauvres, on s’était surtout hâté d’étudier les vêtements et les superstitions. On ne s’était pas avisé que l’existence des moins alphabétisés pouvait, elle aussi, s’inscrire dans quelque texte autographe. Le moins que l’on puisse dire, alors, c’est que l’auteur ne proclame pas sa « découverte » d’une voix tonitruante : elle semble dérouler ces parchemins d’une main délicate, attentive à n’en pas déchirer la trame. Les papiers gardent trace, insiste-t-elle, de menus faits ; il ne s’agit surtout pas de leur affecter un contour extraordinaire, de les surinterpréter, mais bien plutôt de les entendre dans leur banalité même. Ainsi Le Bracelet de parchemin se veut-il, dans le sillage des perspectives ouvertes par Paul Veyne, « étude des faibles intensités ». Ce travail d’historien-là ne se situe pas bien loin de certaines entreprises littéraires… Dans un cas comme dans l’autre, la question est bien de former un langage qui ne recouvre pas grossièrement les contours de son sujet : « Quel bruit ferons-nous qui ne viendrait pas assourdir de sa science la voix et les mouvements de ceux qui, couchés sur le papier des registres, ont d’abord été couchés dans le lit des rivières, ployés de dénuement et de chagrin ? » Nul fracas d’anecdotes, alors, dans ce petit livre ; rien d’obscène dans le regard que porte Arlette Farge, qui s’interroge tout autant sur l’existence de ces obscurs que sur la possibilité d’en dire quelque chose et d’ « inventer une langue qui les saisisse à nouveau ». Ses tâtonnements vers le passé sont si prudents qu’ils semblent parfois, comme en un léger retrait de la pensée, se faire indistincts : presque rien alors que cette méditation qui se délite parfois, un presque rien qui parvient alors à s’apparenter, dans ses courbes comme sa ténuité, aux petits cours d’eaux à leurs « portraits échoués ».
Le Bracelet de
parchemin
Arlette Farge
Bayard
113 pages, 17 €
Domaine français Portraits échoués
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Gilles Magniont
D’obscurs morts, il y a bien longtemps : Arlette Farge déplie avec infiniment d’attention les papiers qu’ils portaient sur eux.
Un livre
Portraits échoués
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°49
, janvier 2004.