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Domaine étranger La guerre sans relâche

mars 2004 | Le Matricule des Anges n°51 | par Christophe Dabitch

L' Homme de neige

David Albahari est un auteur ex-yougoslave. Précisons : né à Pec en 1948, juif, ex-habitant de Belgrade, exilé au Canada depuis 1994. Insistons : ex-yougoslave, venant donc d’un pays qui n’existe plus. L’expression étant devenue usuelle, il faudrait peut-être encore la répéter pour que progressivement l’on parvienne à ressentir la signification de cet ex. Ou bien, encore plus sûrement, il faut lire L’Homme de neige de David Albahari, traduit aujourd’hui en français, neuf ans après sa parution en serbe. Il s’agit du premier roman écrit par l’auteur en exil alors que la guerre se poursuivait en Bosnie-Herzégovine.
Comme dans ses deux autres livres, Albahari joue avec le registre autobiographique. Le narrateur vient en effet de rejoindre le monde civilisé, il y devient enseignant étranger, écrivain exilé, repêché de justesse en barbarie. Et dès la première phrase : « Le chauffeur m’attendait à l’aéroport comme on me l’avait annoncé. J’ai pu le voir avant même de sortir, pendant que je me tenais près du tapis de livraison des bagages, que je cherchais un chariot, que je remettais ma déclaration au douanier », on comprend que ce récit sera une lente auscultation de ce passage d’un monde à l’autre, sachant que le monde quitté est en train de s’écrouler. Cette phrase d’ouverture est reprise deux pages plus tard, légèrement modifiée comme s’il était besoin de dire à nouveau ce point de passage pour en soupeser la consistance et d’une certaine manière avec une ironie coutumière à l’auteur qui aime jouer avec les codes de la fiction pour en questionner la réalité. Il y a là une façon de décrire les moindres détails qui, plus que de dépeindre laborieusement un décor, est une mise en doute de ce décor qui menace sans cesse de se disloquer car le narrateur, étranger, n’y voit pas cette cohérence intime qui donne au réel qui nous entoure cette évidence trompeuse. Il lui faut donc accumuler les détails descriptifs pour tenter de s’approprier ce qui est pour lui un nouveau langage et tenir grâce à un artifice forcément absurde dans ce que le monde est devenu pour lui : boire à intervalles réguliers du jus d’orange. D’autant plus que le narrateur se retrouve enseignant à l’université qui condense tout ce qu’il hait : « J’irai voir le doyen, ai-je pensé, et je lui dirai que je ne peux pas rester (…) parce que croire en l’enseignement, surtout s’agissant de l’art, implique qu’on ne croit pas en l’art : des vides entre les mots, des silences entre les sons, des blancs entre les images ». Et, à l’université, il se retrouve face à un professeur de sciences politiques qui veut avec la terrible certitude de ceux qui n’ont pas vécu les situations qu’ils décrivent absolument lui démontrer de manière scientifique ce qui est arrivé à son pays et finalement le définir. « Il a commandé une autre bouteille de vin et a commencé à développer sa théorie sur l’État raté qui, a-t-il décrété, engendre des systèmes ratés, des produits ratés et, inévitablement, des hommes ratés (…) Tout ce qui, naguère encore, était pour moi un tout n’était maintenant plus qu’une somme de fragments, et si tout s’était désagrégé, je pouvais alors en déduire avec quelque certitude que je m’étais désagrégé moi aussi, que je n’étais plus qu’un ensemble de fragments que seul le doute ou l’indécision maintenaient assemblés. Une fois dehors, j’ai respiré à fond ».
On comprend alors que le monde canadien est un lointain écho du monde yougoslave, que la désintégration d’un pays se poursuit dans l’intimité d’un homme en déséquilibre constant qui éprouve l’effacement continuel des lignes, des frontières réelles et imaginaires. On pense à l’un de ces livres qu’on ne lit plus, La Nausée, quand on apprenait la dislocation du monde sur les bancs de l’école et que l’on récitait les étrangetés possibles de la perception. L’écriture de David Albahari est sinueuse, dense, sans relâchement ni répit, comme une plongée en apnée. De la même manière que dans ses autres récits (L’Appât qui est en quelque sorte la « suite » ; Goetz et Meyer, un roman sur les traces de deux tueurs nazis ordinaires), ce livre est une quête impossible qui essaie le temps de la chute de saisir ce rapport entre l’intimité et l’Histoire, entre le corps et la géographie, entre soi et ce qui nous façonne malgré nous. « J’étais parti, ai-je songé, parce que l’espace avait commencé à se rétrécir, que les murs menaçaient de m’étouffer, que je ne me reconnaissais plus moi-même pendant que je marchais dans les rues, lisais les titres des journaux, achetais mon pain, lançais des galets dans le fleuve ».
Vers la fin du roman, le narrateur trouve dans la cave de sa maison canadienne des dizaines de cartes du monde, il les épingle au mur et ne cesse de les observer. On songe à l’écrivain Albahari rattrapé par l’Histoire, qui a pris position contre les dirigeants de son pays à l’époque de Milosevic, contre la guerre. On songe à ce narrateur enfermé dans une pièce étrangère dont les murs sont devenus le monde et ses frontières, à ce même personnage qui plus tard, assis sur une colline, se laissera recouvrir lentement par la neige qui efface tout. Et l’on se dit que rarement les échos de la guerre auront trouvé une prose si subtile et si belle.

L’Homme de neige
David Albahari
Traduit du serbe par Gojko
Lukic et Gabriel Laculli
Gallimard
114 pages, 13

La guerre sans relâche Par Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°51 , mars 2004.
LMDA PDF n°51
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