Un enfant nous tend la main, entrouvre pour nous la porte de son enfer. Il s’appelle Petia et n’a pas 10 ans. Sa mère, que tout le monde appelle Beauté, et lui sont assignés à résidence dans une petite ville de Sibérie où vivent de nombreux relégués, sous la férule dangereuse des services soviétiques. Soyons justes : ici, ce n’est pas tout à fait l’enfer, plutôt son antichambre, une sorte de purgatoire, puisque non loin de là se trouve le goulag, cette Kolyma toute proche où le père de Petia purge une peine dont il serait vain de préciser ici le motif. Être polonais, aimer son pays et être hostile à l’occupant russe, dans les années qui suivent le pacte germano-soviétique, suffit à faire de vous un sujet tragique de l’Histoire.
Familles brisées, disparitions, climat glacial, faim, angoisse, humiliations, règne de l’arbitraire… Ce récit pourrait être un réquisitoire de plus contre l’horreur stalinienne, mais l’objet de Piotr Berdnarski, qui met en scène ses propres souvenirs, n’est pas celui-là. Des pages de ce livre sourd une lumière, une force poétique nourrie par le regard que le petit garçon porte sur son malheur, celui de sa famille, de ses amis. Les épreuves vécues deviennent des leçons de vie. Les enfants, philosophes dépenaillés, prononcent des paroles qui ressemblent à des paraboles, posent des questions naïves qui ébranlent l’édifice de l’oppression totalitaire. Un jour Petia participe avec les enfants du bourg à une discussion sur leur condition de miséreux. « Qui est pire que nous ? demande Isaak. On n’a même pas le droit d’en discuter, répond le Coréen Kim. Nous n’en sommes pas dignes. Et en plus, pas un de nous ne porte un tricot de corps de marin. Pire que nous, tu ne trouveras pas, même avec une lanterne. » Petia se jure donc de se procurer un tel tricot. « Et d’abord parce que Staline n’aimait pas les marins. » Se produit alors le miracle nécessaire : il trouve une pièce de dix roubles qui lui permettra d’acquérir ce petit morceau de dignité, qu’il offrira bientôt à plus misérable que lui : un gamin de l’orphelinat.
Ces enfants sont fascinés par la figure du Christ. Petia, lui-même initié par sa mère, leur enseigne les Écritures. Il a appris par cœur le Sermon sur la montagne et le déclame sans cesse. Ces mots deviennent un rempart contre le froid, la faim, la crasse et un moyen de défier les autorités soviétiques. Beauté a rapporté une bible à la maison, cachée dans une bûche de mélèze creuse. Pour elle, « un garçon qui ne lit pas les Saintes Écritures depuis son enfance devient un démon. » La jeune femme est un être singulier : malgré le malheur qui s’abat sur elle, elle ne se départit pas de sa joie de vivre communicative. Profondément pieuse, elle puise dans sa foi des raisons de continuer à aimer sa vie fracassée. Elle considère avec compréhension les hommes qui succombent à sa beauté, refusant de céder aux officiers du régime qu’elle enjoint de regarder en eux-mêmes, de renoncer à leurs lâchetés… Petia, son fils, est surnommé Champagnevitch à cause des circonstances de sa conception : Beauté avait bu « un champagne magnifique, effervescent, qui l’avait jetée dans une sorte d’extase mystique. Elle m’avait conçu dans un bien-être champagnesque, puis avait accouché dans les délais impartis. »
Quand le père de Petia est libéré du goulag à la faveur d’une loi d’amnistie, la famille croit pouvoir retourner « chez les êtres humains ». Mais la mécanique terrifiante de la destinée se remet en marche : poussé par une fureur toute slave, il provoque en duel le secrétaire du comité, coupable d’avoir déclaré sa flamme à Beauté. Renvoi définitif au goulag, « cet enfer glacé où les hommes se muaient en numéros si difficiles à retenir et si faciles à rayer. » Il n’en reviendra pas.
Dans le bourg sibérien, Beauté entend quelquefois les déclarations d’amour, celles que prononcent les « hommes bons. Or un homme bon ici-bas, c’est plutôt un être raté, une sorte de merle blanc. » Ce sera d’abord celle de Sachka, un aviateur mutilé de guerre. Il sera assassiné quelque temps après leur rencontre. Viendra ensuite Pakhonius, surnommé le Bienheureux, concierge de l’école de Petia, destinataire de mystérieuses lettres de Dieu : dans l’une d’elles, il recevra l’ordre de quitter la ville. Il y aura enfin une dernière idylle, avec Hercen, un médecin poète frappé « d’une maladie portant un nom exotique », et peintre amateur. Le jour de leur mariage, Petia deviendra orphelin.
Le livre de Piotr Berdnarski conte l’apprentissage sans fin du dépouillement. Petia doit consentir à la disparition de tous ses proches. Au fond de l’abîme, il lui reste cependant la ressource de l’écriture, à laquelle il s’adonne depuis qu’il a lu Le Démon de Lermontov : « la poésie était devenue ma seule chance de perdurer. » À la fin du récit Petia entend les injonctions salvatrices de deux femmes : l’une lui ordonne de survivre « pour témoigner » ; l’autre, une Polonaise inconnue, de partir avec elle et de devenir son fils. Épisode ultime que l’auteur a justement nommé : « Une réitération de Job ».
Les Neiges bleues, de Piotr Berdnarski
Traduit du polonais par Jacques Burko
Autrement, 138 pages, 13 €
Domaine étranger Lumière de l’effroi
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Jean Laurenti
Dans un récit qui sonne juste, porté par une écriture d’une beauté sans fioritures, Piotr Berdnarski fait revivre son enfance d’exilé en Sibérie.
Un livre
Lumière de l’effroi
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.