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L'Anachronique René

octobre 2004 | Le Matricule des Anges n°57 | par Éric Holder

Il était apparu dans le sillage de Giorgio, « le menuisier titanesque ». Giorgio avait offert d’aider à déménager et, avec sa flotte de camions, c’était une offre qui ne se refusait pas. Il était d’apparence aussi fluette que Giorgio est imposant, la casquette vissée sur le crâne, le teint blanc, un trait de moustache relié à un bouc encadrait une bouche où manquaient les dents de devant, vingt-quatre ans, René. Ce jour-là, nous vîmes passer entre les cartons des commodes, une armoire, un tracteur. René ne faiblissait pas, au contraire acquérant, à mesure que le chargement s’opérait, une souplesse, une prévention à l’égard du prochain porteur, une sûreté dans la prise qui tiraient le travail vers la danse. J’avais compris lorsqu’il s’était mis en débardeur : le long de ses bras couraient des muscles discrets et durs, recouverts de tatouages. Au soir tombant en juillet, les portes des camions claquèrent enfin. Nous convînmes de partir chacun de notre côté, Giorgio, René et moi. Nous nous retrouverions le lendemain matin, au premier bac à Royan pour la Pointe de Grave.
Nous frissonnions à l’aube, réunis épaule contre épaule devant la Gironde et la langue abaissée du Verdon qui avalait les véhicules. L’un des camions avait « touché », bas de caisse coincé, ç’avait été une histoire. À présent, des paquets d’océan explosaient à l’avant de la coque, la pluie rendait le pont luisant, seul apparaissait le socle du phare de Cordouan, à main droite, mangé de brume.

 Ça te plaît ? demandai-je à René.

 C’est la première fois que je prends le bateau, dit-il.
Plus tard dans l’été vint la nécessité de construire une bibliothèque. J’appelai Giorgio : cela intéressait-il son ouvrier de venir quinze jours en vacances ici, à dix kilomètres des plages, tout en gagnant de l’argent ? Le projet l’embrasa au point qu’il faillit conclure sans consulter l’employé. On ne sait ce que répondit René, ce devait être un oui comme à son habitude, hésitant parce qu’il trouve effronté de dire oui tout de suite, serait-ce à la question « Tu reprendras du dessert ? ». Un oui plutôt qu’un non, mais de très peu le dépassant, « Comme vous voulez » au fond.
Je ne sais pourquoi j’attendis avec une sorte de hâte son arrivée. Je lui aménageai une cellule, je supposais qu’elle lui plairait, un lit étroit, une lampe, une table de nuit, le plancher nu et une fenêtre à l’est. Il gara près de la maison, une fin d’après-midi, sa voiture violette où étaient peints des motifs psychédéliques, au coffre occupé par un booster. Il avait emmené sa rate, « Sinse », diminutif du groupe de rock Sinsemilia, qui tire lui-même son nom d’une beu sans semence. Ne fût-ce que pour conduire il gardait la casquette. Le premier matin que je le vis sans, au sortir de la douche, les cheveux lissés en arrière : Serge Reggiani dans Casque d’or.
Le soleil se mit à taper dur, tous ces jours. Pour moi, qui défrichais, je devais parfois abandonner le chantier pour me réfugier à l’ombre des arbres de l’airial. C’était là que nous nous croisions, il avait transformé une grange en atelier, et j’enviais qu’il pût travailler dans les friselis d’air qui voyageaient sous le toit. Le sol était jonché de copeaux, une petite radio, à l’extrémité de l’établi, diffusait en sourdine des chansons populaires. Il me montra comment se servir d’une défonceuse, afin d’orner les planches, et le maniement de la pierre à huile, qui aiguise les ciseaux. Nous discutâmes de la vocation. Moi, d’écrire, je l’avais eue à quinze. Lui, disait-il, à cinq ans, lorsqu’un menuisier était venu édifier un escalier chez ses parents.
Il habitait avec eux en Seine-et-Marne, malgré une brouille qui avait duré un an, et pendant laquelle il s’était réfugié chez sa sœur. Où avait-il appris à se garder d’intervenir en quoi que ce soit sur la marche du monde, celui-ci serait-il à sa porte ? Il possédait un carnet fermé d’un élastique, marqué seulement « René » dessus, où il alignait ses cotes, ses heures, « diverses choses » avoua-t-il bientôt. Giorgio lui avait fait voir du pays : Rouen, Lyon, Nice, Genève, Bergame. À présent le Médoc. René notait ses impressions.
Les adolescents qui peuplaient cette maison les enfants, leurs amis au début avaient fait grise mine. Ils s’étaient arrêtés au trou noir entre moustache et bouc d’où émergeaient des morceaux pointus de racines semblables aux dents entières de Sinse. Ils en oubliaient de regarder au-dessus les longs cils, les yeux doux, attentifs et dignes, des yeux de biche. L’un d’eux, Tom, dix-huit ans, déjà spécialiste en culture hydroponique, le découvrit, ce regard, à mesure que René détaillait sa plantation de beu en armoire, lampes à sodium, quatre récoltes par an. Comment parvenait-il à ce résultat ? René donna la recette d’une purée d’ortie, Tom convertissait fiévreusement en azote et potassium. Dès lors ils ne se quittèrent plus. Leurs discussions, quand on les surprenait, comparaient les mérites non seulement de la sinsemilia, mais aussi de l’indica, une voluptueuse, ou de la sativa, plus intellectuelle. Un soir, à table, René leva le doigt, pouvaient-ils s’absenter deux jours, Tom et lui, un aller-retour à Amsterdam ? Ils partirent à bord du vaisseau violet, les baffles résonnant doung-a-doung derrière. Ils revinrent penauds, la douane volante avait intercepté le véhicule et saisi les graines coûteuses. Tom n’avait pas compris le réflexe de René lors de l’arrestation, qui avait été de rabattre, puis de boutonner ses manches de chemise. Il portait en guise d’ultime décoration les trois points bleus en arrière du poignet, « Mort aux vaches ! ».
Quelquefois, quand nos ouvrages respectifs devenaient trop pesants, nous nous tournions autour, qui demanderait à l’autre s’il avait envie d’aller à la pêche ? Tom se joignait à nous pour gagner un kilomètre de rivage déserté, une baïne à côté de laquelle planter nos hautes cannes. René, nu-tête, de l’écume jusqu’aux genoux, le regard levé en direction du scion, ressemblait cette fois à Henry de Monfreid.
Je lui ai écrit, depuis. Une lettre. Je n’attends pas de réponse. Comment écrire à un écrivain ? Je ne me risquerais pas à raboter devant lui non plus. J’ai laissé l’atelier en l’état. J’allume le transistor quelques minutes, je l’éteins. Par les ouvertures sans porte ni fenêtre roulent maintenant, jour après jour, des houles de nuages qui partent à la conquête de la France. J’essaie d’imaginer ce que fait René là-haut. J’espère que Giorgio lui donne des chantiers hors d’eau.

René Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°57 , octobre 2004.
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