Dans l’Espagne des années 50, une fillette grandit entre deux ombres : celle, terrible, de sa mère et celle, plus abstraite mais non moins envahissante, du général Franco. La tonitruante Carmen, fervente adepte du Caudillo, règne sans partage sur un mari absent et une fille soumise, et s’ingénie à appliquer à sa vie familiale les préceptes politiques du régime qu’elle soutient : obsession de l’image et de la représentation, mépris des « petits », des « mal nés », défense de la race noble et religiosité extrême. Milagrosa, sa fille unique, objet d’adoration autant que de désespoir, vit dans la fascination et dans la terreur de sa mère, son seul amour, et s’efface peu à peu jusqu’à devenir une abstraction, un symbole, un pari social à gagner coûte que coûte. Le culte dont elle a toujours fait l’objet gomme en surface sa singularité et donne à tout son être des contours lisses, une couleur fade et indistincte, qui affolent sa mère tout autant qu’ils l’indiffèrent. Car celle-ci n’a plus qu’une idée en tête : faire d’elle une femme accomplie, à son image. « Dieu était infiniment bon. Cependant, il tardait à exaucer le pieux désir que Maman avait émis pour moi, celui de voir mon avenir assuré par un brillant mariage. Maman souffrait de me voir si peu apte à remplir ses rêves. Elle ne cessait de crier, jour après jour. La souffrance due à ces constantes humiliations, le rôle de servante que j’accomplissais sans me plaindre me remplissaient d’un orgueil féroce. »
L’amour maternel, tout artificiel qu’il soit, se change bientôt en répugnance. Car Milagrosa est laide. Des années de confinement et d’obéissance aveugle l’ont rendue transparente, instable, solitaire. Il lui est impossible pourtant de briser ce joug, de s’arracher à cette femme qui la terrorise et régente son existence dans ses moindres détails. Toute séparation est un soulagement mais aussi une terrible blessure, plongeant Milagrosa dans une apathie qui la bouleverse puis la révolte, à mesure qu’elle en prend conscience.
« Je ne mourus pas comme je l’avais si fortement désiré les premiers jours de son absence, pour la punir de m’avoir laissée. Je rêvais de son désespoir à l’annonce de ma mort, de son retour précipité par de périlleux chemins, défaillante, s’évanouissant de douleur à la vue de ma dépouille. Moi, morte, parée de toute la beauté que la vie avait omis de me donner, d’une intelligence supérieure gâchée, de l’âme d’une sainte. Et tout ça par sa faute. J’en conçus une haine démesurée qui n’avait de commune mesure que l’amour que je lui portais. »
Milagrosa, dont la première parution date de 2000 (Dire éditions), se lit comme un conte moderne, vivant et sensible. D’origine espagnole, Mercedes Deambrosis y démontre une maîtrise infaillible de la narration, portée par un style acéré qui fait la part belle aux dialogues. Elle sait conserver un rythme soutenu jusqu’à la fin, surprenante, dramatique.
Certaines histoires d’amour fonctionnent comme des métaphores. Et l’histoire politique d’un peuple infuse les existences privées, en un incessant va-et-vient. Il serait tentant de forcer les liens entre le récit et son contexte historique, ici très riche ; il serait facile de comparer sans cesse les relations entre la mère et sa fille avec les rapports entretenus par le Généralissime et son peuple. Milagrosa reste avant tout une histoire d’amour, un récit sincère, parfois très drôle, à la croisée de l’intime et du politique, la mise en scène d’un destin particulier et collectif, exemplaire et universel.
Milagrosa
Mercedes Deambrosis
Buchet Chastel
205 pages, 15 €
Domaine français Franco à la maison
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Camille Decisier
Entre deux ombres géantes, le récit animé d’une enfance ibérique, ou la difficulté de se construire malgré un amour démesuré.
Des livres
Franco à la maison
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.