L’album grand format s’ouvre sur une grande étendue d’eau, la mer, que le lecteur contemple au lever du jour, à l’instar de Monsieur Jarry, un vieil homme aux cheveux longs, chapeauté et binoclard, flanqué d’un habit bleu, d’un pantalon rayé, d’un nœud papillon rouge et de chaussures de clown. Son visage est le portrait craché de « l’autre portrait du père Ubu » du dramaturge Alfred Jarry (1873-1907), avec « une touffe de poils au bout du nez ». L’histoire démarre par un micro événement que provoque incidemment Monsieur Jarry en détournant son regard de la mer. Il aperçoit à ce moment-là un chemin jaune qu’il décide de suivre et erre dans un univers dont le centre est partout, une idée renforcée par les illustrations sans hiérarchisation de Shinro Ohtake. En effet, tous les points possèdent une égale importance. Les éléments sont partout éparpillés sur l’ensemble des doubles pages. Ce type de composition permet à l’artiste d’utiliser l’intégralité de l’espace restreint et l’œil du lecteur, au cours de son investigation, parcourt la double page, l’explore avec une égale intensité. Shinro Ohtake crée un agencement entièrement ouvert, apte à se prolonger à l’infini, limité seulement par les bords de la page. Les illustrations singulières sont le résultat d’un geste libératoire d’où jaillit une grande énergie, où le jeu des courbes et des contre-courbes (des chemins, des montagnes) donnent l’impression de résulter du hasard. Une impression seulement car le résultat est enfantin, spontané, joyeux et harmonieux. La profusion des lignes et des techniques employées (collage, peinture, encre, crayon à papier, crayons de couleur…) ne s’opposent pas à la lisibilité des dessins hauts en couleur et qui fait que quelque chose est dit.
Mais le contenu ne relève pas seulement de la démonstration, il provoque l’émotion. Le texte court, alternant entre une narration descriptive brève, un soliloque et des dialogues de sourds provoquent souvent le rire. Par exemple, lorsque Monsieur Jarry rencontre sur son chemin Maître Tambour et lui demande : « Je voudrais bien savoir où mène ce chemin, cornegidouille./ Maître Tambour fait sonner sa grosse caisse./ Dodong-ko tong-toko doko-doko tong/ dong-doko-dong toko-dong. (…) La langue du tambour est bien trop compliquée pour moi, cornegidouille « ». Monsieur Jarry », c’est le reflet d’une culture populaire, une farce, une courte pièce comique aux allusions sexuelles parfois franches « cornegidouille ! » (grossière allusion sexuelle du Père Ubu) qui fera bien rire les enfants, ou plus subtiles comme l’étirement d’un mot par l’ajout d’une excroissance : « infiniment-ni-ment » ou encore la longue trompe de l’éléphant bleu qui ondule au loin et « arrête net » le crocodile rose qui accompagne Monsieur Jarry dans son interminable marche, qui voudrait, lui, une fois pour toutes « bien savoir où mène ce chemin ». Un chemin qui traverse une multitude d’endroits rassemblés en un seul lieu qui n’en est pas un, le pays de nulle part, pourrait-on dire, mais qui pourrait bien être une expression concrète d’un monde onirique, des circonvolutions des rêves ou des souvenirs rassemblés ici dans une forme intelligible et qui nous permet d’assister à la rencontre mémorable de Monsieur Jarry et de son double dans la nuit noire. « Paf ! Aïaïaïe !/ Mais vous êtes Monsieur Jarry./ Mais, mais vous êtes vous-même vous êtes aussi Monsieur Jarry. »
Ainsi la boucle se boucle et Monsieur Jarry, par l’entremise de son double, arrive finalement au terme de son voyage qui est en fait son point de départ… Poil au nez !
Monsieur Jarry
Shinro Ohtake
Traduit du japonais
par Corinne Quentin
et Aki Yoshida
Passage piétons éditions
Non paginé, 23 €
Jeunesse Miraculeux mirage
janvier 2005 | Le Matricule des Anges n°59
| par
Malika Person
L’artiste pluridisciplinaire Shinro Ohtake commet un album où il met en scène un personnage qui n’en finit pas d’aller on ne sait où. L’œil suit….
Miraculeux mirage
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°59
, janvier 2005.