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L'Anachronique Une carte postale du Médoc

janvier 2005 | Le Matricule des Anges n°59 | par Éric Holder

J’ignorais, avant d’y habiter, que c’était la lèvre inférieure du profil maussade du général de Gaulle, que nous dessinions à la place de la carte de France, le nez s’achevant à Crozon, la casquette rejetée en arrière suivant une ligne Dieppe-Pontarlier. La Gironde, qui n’est ni fleuve, ni rivière, mais estuaire, entrouvre la bouche au-dessus de ce banc de terre sableuse, qui rejoint le menton vers Arcachon.
Face à l’ouest, la marée monte devant et derrière, ainsi que dans ces rêves où, sur une plage, elle nous encercle. Flot saumâtre, marron, du côté du fjord, qui accompagne les cargos au-dessus du chenal de grande navigation, en route pour le bec qui sépare Dordogne de Garonne. Vagues inlassables, dévorantes, de l’autre côté de la presqu’île, où la côte s’effrite et s’ensable à la fois. De loin en loin, le long de ce rivage dont on ne voit pas le bout, surgissent des blocs posés de guingois, léchés par l’écume qui se retire du tapis avec un chuintement, poursuivie par des bécasseaux tricotant sur leurs pattes. Ces défenses surplombaient autrefois la dune. À présent cent mètres en retrait, celle-là paraît les avoir roulées sur l’ongle du pouce comme des chicots cariés. Lors de basses mers, des promeneurs assurent avoir aperçu les ruines d’une ville sous l’eau, ici non point Ys, mais Noviomagus, cité romaine, que des textes placent en effet à Soulac, sous Montalivet ou à Brion, c’est selon. Pour compléter le troublant tableau, de grands rorquals viennent s’échouer inexplicablement à flanc de la pointe de Grave. L’esprit, déjà arasé tout le jour par le vent de nord-ouest, la lumière étincelante et les ciels de cent quatre-vingts degrés, arrête de se prendre pour le maître du monde, rend volontiers ce pouvoir à la mer, tandis qu’on dépèce une de ses créatures et qu’on l’enterre, en arrière de la plage, sous la « pelouse » de fétuque et de gaillet, d’armoise.
Gironde, du latin « tournoiement de l’onde » ; et Médoc, si l’on accepte medilicus pagus, « la région au milieu du fleuve ». On y marche avec la crainte de poser le pied dans une faille, d’un hiatus, d’une maladresse qui embarquerait de l’eau. Cela vaut, certains soirs, les yeux levés en direction des seuls sommets locaux, les clochers, de reconnaître soudain à l’arrière-plan le drapeau des départs, ce ciel orange et chaud griffé au sang. Le cœur a fait un bond en avant le premier. Quelque chose vient de heurter la pointe, lui laissant croire, dans une vibration d’amarre au ponton, qu’elle pourrait gagner le large. Qu’elle n’en est pas loin.
Une flottille de gabares, de bateaux pilotes et de goélettes réglait autrefois la vie sur l’estuaire. Les paquebots pour l’Afrique ou l’Amérique s’arrêtaient à Pauillac. L’éclat des fêtes lointaines pâlit dans les encorbellements des maisons sur les quais, quelques-unes aux volets soudés. Ailleurs, les ports de Gironde ont été rendus à leurs origines de goulets entre les roseaux, où séjournent trois plaisanciers et deux pêcheurs céteaux, mulets, crevettes blanches. À l’embouchure de Saint-Christoly, l’usine désaffectée Skawinski, soufre et sulfate de cuivre, monte la garde en costume rouge brique sur le débarcadère où ne roule plus rien. À La Maréchale, un langoustier, des canots n’en finissent pas de rouiller, incrustés dans la rive, sous les appontements démolis et gagnés par la selve qui s’enroule en berceau au-dessus des rambardes. On dirait San Blas, Mexique. On dirait la Camargue. Les berges du Rio de La Plata.
À l’intérieur des terres conquises sur les marais, les mattes, fument quelques maisons regroupées. Elles gisent, basses sous le ciel, en attendant le coup de soleil qui allumera leurs angles en pierres blanches, leur crépi sable. L’ancienneté profite au palmier, devant, mais tord le portail de certaines dont les ouvertures, cernées vert de gris, témoignent d’anciennes treilles. Pour l’heure, le jour peine à se lever au travers de la brume, salué par des coups de fusil. C’est l’hiver, qui consacre le paysage aux figures presque absentes. Nous restons chez nous, à tapoter le baromètre. À guetter la température où le Nutella cesse de solidifier. À couper du bois aux dimensions du poêle. Je me rappelle, on nous disait, depuis Bordeaux, farouches, réservés. Nous nous contentons de résister, depuis que tout le monde est parti. Nous ralentissons pour nous reconnaître quand nos voitures se croisent, le long des campings vides entre les pins, dans les rues aux boutiques closes et brossées par le sable. « Nous », l’électricien qui retourne au chantier de l’hôtel ; le couple de retraités hollandais qui s’interroge sur le sens du mot « haha » en français ; la légumière emmitouflée au marché de Saint-Vivien. Peut-être cet homme aperçu de dos un soir, par ses volets ouverts sur la ruelle, qui écoutait une symphonie en caressant un chat. Cet autre, à l’entrée de Saint-Isidore, qui rêve haut, entre les coups de marteau, à l’inauguration de son bar, ce sera sa première saison.
Nous en sommes tous là, midi à notre porte pour le moment fermée, qui attendons les vols d’oies en direction inverse des camping-cars, de sortir timidement des chaises, la floraison du mimosa. Quelques semaines encore, et nos pieds fouilleront la fraîcheur du sable sous les tables. À Saint-Isidore ? Un haut-parleur, près du ventilateur, diffusera du son cubain, « es mejor vivir asi », c’est mieux de vivre ainsi, avec un but sous la fenêtre.

Une carte postale du Médoc Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°59 , janvier 2005.
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