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L'Anachronique Celui qui dit, c’est celui qui y est

octobre 2005 | Le Matricule des Anges n°67 | par Éric Holder

Le dernier touriste vient de nous quitter. Il était retraité et allemand. Quelques-uns, qui possèdent ces deux qualités, forment ici une petite colonie d’arrière-garde. Sans doute le mot de « colonie » est-il trop fort, car ils sont transparents, discrets au point de se saluer à peine entre eux. La retraite les autorise à choisir le terme de leurs vacances aux vendanges tardives. L’Allemagne leur rappelle que le soleil, cognant encore au milieu des abats-d’eau, le ciel tout à coup profondément bleu, la tiédeur émanant de la dune, comme d’une peau où les poils des oyats frissonnent, sont toujours bons à dérober aux températures qui les attendent là-bas. Nous avons vu Volker effectuer son ultime promenade au bord du Golfe de Gascogne. Il s’est arrêté un moment, face au large où ne croisait pas de cargo, mains croisées dans le dos. L’Atlantique lui léchait les pieds, les goélands et les mouettes lui tenaient compagnie à distance respectueuse. Il y avait fort à parier que son esprit s’envolait aussi brusquement qu’eux, devenu aérien, inatteignable. Dans ce cas-là, on convoque les poètes : Homme libre, toujours tu chériras la mer ! (Baudelaire ) Je te salue, vieil océan ! ( Lautréamont ) In a kingdom by the sea… (Poe). Quels équivalents germaniques étoffent le mot d’« âme », qu’a fait surgir celui d’« éternité » ?
Ah ! nous éprouvions une pointe d’envie à l’égard de Volker, qui aspirait une bouffée d’immatérialité avant de monter dans sa voiture et de filer au cœur du continent, là où, de tout côté, on ne se heurte qu’aux hommes. Nous, nous ne contemplons pas l’océan. Nous évitons parfois de le regarder. C’est lui qui nous contemple.
Je puis assurer que la fréquentation quotidienne de l’éternité rend dérisoires beaucoup de créations humaines, et le goût d’une époque. Il faut, pour que le progrès arrive ici, qu’il ait été décanté, éprouvé ailleurs, qu’il atteigne ce stade à partir duquel il doit pouvoir être réparé à l’atelier du village. Rien ne nous déplaît davantage que le matériel cassé, déchiré, obsolète. C’est déjà bien assez de lutter tout le jour contre l’effritement, la loi inexorable de la dégradation (elle vient de l’Ouest). Nous ne nous battons pas, comme dans les villes, contre le temps qui passe, les heures, les semaines, les années, mais contre une malédiction de plus grande envergure, qui touche jusqu’aux objets. Nos monuments, nos mémoriaux sont les bunkers, rejetés par la dune, gisant sur le rivage, et bientôt condamnés aux fonds marins, du mur de l’Atlantique. Nous traversons en baissant la tête les places désertes devant les églises. Le vent rançonne les platanes-mûriers tandis que dans le ciel avancent les montagnes prodigieuses des cumulonimbus. Nous signons dès l’automne le pacte de la menace, de l’inconfort, et de l’inquiétude métaphysique.
Pour y échapper, nous n’avons trouvé que de nous jeter à corps perdu dans le travail. La règle de nos journées est simple : il y a toujours quelque chose à faire, sauf le dimanche, où nous exerçons une autre activité. Beaucoup d’entre nous ont un deuxième métier, voire un troisième en été. Nous ne tenons pas en place, semblables aux oiseaux que nous guettons depuis les tonnes sur l’estuaire. Jean-Pierre, la cinquantaine, élève son vin en plus de la sylviculture. Il fabriquait autrefois les piquets de vigne et les livrait le samedi soir, à onze heures. Il avoue aujourd’hui qu’il se couche « fatigué ».
Nous nous enfonçons dans le silence. Nous n’en sortons qu’avec ironie ou sagesse :

 Té, vé, il faut qu’ils se mettent à deux pour pousser une brouette !
Ou bien :

 Il a plu quatre gouttes, pas cinq.
Les saules, dont la variété est ici peu commune, ont été les premiers à perdre leurs feuilles. Les étendues de fougères, qui roussissaient depuis la fin du mois d’août, révèlent en s’affaissant, parmi les nombreuses villégiatures aux volets clos, quelques foyers allumés, et qui nous réchauffent. À l’exception des châtelains, qui forment en Médoc une catégorie à part, l’estime naît de ce que nous subissons, l’hiver, le même sort. Riche ou pauvre, personne ne se donne l’air de quelqu’un. Le tutoiement s’impose rapidement. Nous votons en majorité à gauche.
Nous ne croyons qu’en l’homme, qui nous réconfortera, sinon lui ? Sa femme. Son petit-fils. Ses cousins. Les amis des cousins. Ses voisins. Le facteur. La buraliste. Vingt fois par jour (c’est une moyenne). L’étranger, en arrivant ici, ne manque pas d’être frappé par le nombre de véhicules arrêtés sans vergogne au milieu de la route, parce que leurs conducteurs discutent. Il n’y en a pas pour longtemps. Adossés à l’immortalité, rien ne nous plaît mieux que le fugace. La beauté, les couleurs, la musique, un sourire, les bolides, un trait d’esprit. Et rencontrer deux minutes Jean-Pierre.
« Le cœur a ses régions que la raison ignore ». Une denrée rare circule des mattes, à l’intérieur desquelles paissent les troupeaux, aux chablis, où l’on trouve des cèpes : la gentillesse. À Zélia, Café du cours, Lesparre :

 Qu’est-ce que tu leur trouves, aux Médoquins ?

 Ils sont gentils.
Viennent de passer dans ses yeux les petites choses humides que les mérotes réservent à leurs enfants. Elle a un sourire pour elle seule.
De Soulac à Blanquefort, la qualité de cœur est une monnaie qui pèse comme l’or au creux de la paume. Et enrichit le trésor appelé « dignité ». Nous n’ignorons pas que de l’autre côté de la Gironde, franchie par le bac, il y a renversement des valeurs.
Le tempérament de la presqu’île est presque un tempérament d’îlien.

Celui qui dit, c’est celui qui y est Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°67 , octobre 2005.
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