Les secrets gouvernent le monde. Mais n’attendez pas de révélations tonitruantes de la part de la revue Sigila qui en étudie les figures. D’ailleurs, ce qui fait sa force et tout son charme est de privilégier les petits secrets et leurs rapports à l’intime. Émanation de GRIS-France (Groupe de recherches interdisciplinaires sur le secret), la publication semestrielle bilingue regroupe des chercheurs français et portugais, mais s’ouvre de plus en plus à d’autres nationalités. Chaque numéro présentant une thématique, après « dire le secret », « biffures et amnésies », « secrets de l’étranger », « la honte » etc., voici une étude sur « l’ombre ». Vingt-cinq chercheurs apportent leur contribution dans des domaines les plus divers. Ainsi Charles Malamoud explique comment dans un récit issu de la grande épopée indienne du Mahârabhâta, l’Amour ayant perdu son corps donne son ombre à un humain. « Nala mortel vivant a pour ombre l’ombre de l’amour ». Carlos F. Clamotte Carreto explore les (en) jeux de l’ombre dans l’écriture médiévale et révèle les affres des moines torturés par le démon de midi dans l’ombre de leur cellule. Betty Rojtman s’intéresse à la fête juive de Souscot ou fête des Tabernacles où l’ombre doit temporairement l’emporter sur la lumière. Isabelle Gozard présente le travail du peintre vietnamien Lê Hong Thai qui utilisant les techniques traditionnelles de la laque excelle dans la peinture des ombres.
Mais l’étude la plus touchante est peut-être celle de l’ethnologue Fabienne Wateau qui a travaillé à partir des témoignages de Portugais émigrés en France ayant perdu le secret de l’ombre. Au pays, la vie agricole était régie par le partage des eaux permettant l’irrigation des terres des paysans de la communauté. De savantes entailles sur une pierre qu’ombrait régulièrement le soleil régulaient la durée du flux vers telle ou telle exploitation. « Faire de l’ombre l’aiguille de sa montre, un objet socialisé, une nature domestiquée, c’est faire d’un phénomène naturel une production culturelle qui conduit à une sociabilité organisée. » La recension la plus terrible est celle de Haïm-Vidal Sephiha qui précise l’origine du sigle N.N « accolé par l’administration S.S à tout détenu désigné dès sa déportation à la destruction ». N.N a été abusivement et « poétiquement » ou cyniquement traduit par Nuit et brouillard mais vient en fait du latin Nomen Nescio. Cette expression remplace un nom que l’on veut ignorer pour transformer un humain en ombre. Abominable révélation dont le glas carillonne en écho avec les mots d’Ossip Mendelstam, qui introduisent la revue. En 1937, ce dernier écrivait mourant de misère et d’angoisse : « S’il vous plaît, ne me considérez pas comme une ombre. Je projette encore de l’ombre. » Si l’ombre s’oppose à la lumière et s’avère souvent bénéfique, l’imaginaire et la littérature l’ont souvent associée au mal. Difficile aujourd’hui de réhabiliter l’ombre. Peut-être énoncer juste ce conseil : nos ombres nous appartiennent et nous maintiennent en vie, ne soyons plus les ombres d’autrui, ni les ombres de nos ombres, encore moins les ombres de nos chiens…
Sigila N°16, 250 pages, 16 € (21 rue Saint-Médard 75005 Paris)
Revue Ici l’ombre
novembre 2005 | Le Matricule des Anges n°68
| par
Dominique Aussenac
Ici l’ombre
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°68
, novembre 2005.