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Domaine étranger Jeu de massacre

novembre 2005 | Le Matricule des Anges n°68 | par Richard Blin

Mêlant la fièvre célinienne à la rumination féroce et impitoyable de Thomas Bernhard, le premier roman de la Croate Verana Rudan est un brûlot de vérités blessantes.

Même si le titre l’annonce clairement, il faut savoir que Rage, le premier roman d’une journaliste croate, née en 1949, est féroce. Voici un livre sans pitié, un livre de colère, assumant ses excès comme sa dimension provocatrice. La narratrice, une quinquagénaire insomniaque et un peu folle « quand la guerre est arrivée, j’ai pété un plomb. Beaucoup ont pété un plomb, moi comme les autres. SPT. Syndrome post-traumatique », se raconte à travers le quotidien de sa vie en Croatie, pendant et après une décennie de guerres. Passant ses nuits à manger du chocolat et à zapper devant la télé, dont elle a coupé le son, elle fulmine, vitupère, interpelle le lecteur dont elle fait d’emblée son interlocuteur. Elle le prend à témoin, l’agrippe, l’entraîne dans le labyrinthe de ses pensées, et l’exploration de notre part maudite. C’est sans concession, enfiévré et irrévérencieux, dépressif et euphorique, exaspéré et railleur. Au moyen des mots les plus crus, Vedrana Rudan fait rendre gorge à la viande vivante des corps aux prises avec la misère, l’infortune, la jalousie ou la guerre.
On est happé par cette voix extraordinairement présente, par son rythme obsédant, obstiné, procédant par vagues ou déferlements tempétueux. On est saisi par ce mélange d’affects et d’injures, de style émotif et de situations tragi-comiques. Suscitée par les images qui défilent sur son écran, et alimentée par les réminiscences, les jugements, les réactions, les commentaires qu’elles provoquent, la rumination soliloquée de la narratrice s’en prend à tout et à tous. À la société, à la nature humaine, aux « Amerloques, qui sont entrés en guerre pour enlever aux femmes talibans leur tente et leurs petites pantoufles », à la passivité des femmes mariées, aux hommes, aux journalistes. « Vous tenez les journalistes pour des héros. Ils ont dit quantité de vérités. Beaucoup ont filmé les fronts. Donné leur vie. Changé beaucoup de choses. Sans les journalistes, ici ce serait encore… Allons donc, bande de singes imbéciles ! Ce serait quoi, ici, sans les journalistes ? Quelle vie j’aurais sans les journalistes ? Je vais vous le dire, moi, espèces de bourriques ! Kif kif ! Ma vie serait du pareil au même ! Je peux vous jurer sur la bite serbe de Zivadin, mon père, que les journalistes changent jamais rien ! Je veux dire en mieux ! Jamais ! Rien !… »
Rage de dire ce que tout le monde préfère taire : l’indifférence, l’égoïsme forcené (« chacun est dans son film »), la lâcheté, le droit au suicide, les rêves inassouvis, ce qu’on pense de l’avortement. « Certains prétendent que les embryons aussi sont des enfants. Des petits hommes à qui on ne laisse pas la chance de se voir pousser des grands bras et des longues jambes. Ils ont tout, même s’ils sont petits. Tout, sauf que c’est sous forme de traces. » Ou encore les enfants qu’on déteste, « les gosses, c’est une sacrée plaie. Des soucis. Que des soucis. Un gosse, c’est une bête qui nous pompe, qui nous pompe, qui nous pompe sans arrêt. Jusqu’à la moelle. Jusqu’à ce qu’on se transforme en coquillage sans plus de mou au milieu. »
Rage de mettre en mots les forces souvent innommables qui nous travaillent ou nous traversent. Rage de dire la barbarie qui sommeille au fond de chacun d’entre nous. Le mal du dedans la pulsion, la perversion, comme le mal du dehors, la guerre, qui rend suprêmement visible le naturel avec lequel le Mal trouve alors à se manifester. « Je l’ai vu, à la guerre les hommes se sentent à l’aise. L’énorme majorité des hommes. Tous les hommes normaux se sentaient bien à la guerre. Bien. Vachement bien, et dans leur bon droit. » C’est qu’à la guerre, ils peuvent être ce qu’ils sont vraiment, « des violeurs, des assassins, des baiseurs, des fossoyeurs, des incendiaires, des étrangleurs. Des hoooommes… » Terrible réalité dont témoigne la dernière partie du livre, un ensemble titré « Inspirez », et qui laisse ahuri tant est suffocant et insupportable ce dont il atteste.
Rage est hanté par cette question de l’inhumain en l’homme. Rage donne voix à cette négativité en acte, la donne à voir et à penser, loin, très loin, de l’utopie ou de la fiction pieuse d’un monde sans barbarie. D’où son lyrisme imprécatoire, ses portées déchirées, son flot d’énergie satirique et négative, ses crispations tétaniques. Une violence à l’image de la cruauté des hommes et de la folie de la narratrice. Une folie qui, agissant comme un révélateur, permet de montrer la vraie folie qui peut s’emparer des hommes.
Dénonciation du non-sens de l’Histoire, de l’hypocrisie collective, de la veulerie de l’Occident mercantile et médiatique, matamoresque et aussi désarmé que désarmant, Rage est un de ces livres qui n’hésitent pas à rompre le consensus, à affronter le scandale de cette question du Mal et de ses implications dans notre réel. Parce qu’en l’abordant de front, ce Mal, en lui donnant une forme, on lui donne une chance, aussi infime soit-elle, d’échapper à l’inexorabilité du passage à l’acte.

Rage
Vedrana Rudan
Traduit du serbo-croate
par Alain Cappon
Quidam Éditeur
185 pages, 19,50

Jeu de massacre Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°68 , novembre 2005.
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