L’idée, communément formulée, est la suivante : Azouz Begag serait une victime, un qu’on a instrumentalisé, vite réduit à l’impuissance, pris au piège de ses naïves et bonnes intentions. Tiens, la preuve : il s’est désolidarisé de Sarkozy, ah dis donc. Et pour le reste, il fait comme il peut, navigateur empêché, mine contrite et somatique.
Sur les ondes, il était ces jours-ci interrogé au sujet du projet de loi « égalité des chances », incluant notamment la création d’un apprentissage dès 14 ans. D’un point de vue moral, difficile d’accompagner en sifflant le car qui mènera nos collégiens vers l’usine, quand bien même aurait été accroché un gentil badge « apprentissage junior » et vive les Cadets de la mine ! sur leur bleu de travail. Azouz l’humaniste fut-il alors gêné aux entournures ? Pas le moins du monde. Trrrrès positif, il n’eut de cesse de désamorcer les inquiétudes (légères, cela va sans dire et France Inter oblige) de l’interviewer, éludant la question de l’âge des nouvelles recrues pour porter toute son attention sur la dignité du travail qui leur était proposé. Vous doutez qu’un adolescent puisse s’épanouir devant une chaîne de montage ? On vous accuse de regarder de haut ladite chaîne. Dit comme ça, le déplacement sophistique paraît bien trop gros pour qu’on l’avale. Mais avec l’art et la manière… L’art d’utiliser des mots abstraits, en premier lieu. Les « peuples démocratiques aiment passionnément les mots abstraits » qui « aident le travail de l’intelligence » et les « écrivains démocratiques font sans cesse des mots abstraits de cette espèce, où ils prennent dans un sens de plus en plus abstrait les mots abstraits de la langue » : notre ministre a peut-être lu Tocqueville quand il étudiait la sociologie, il parlera donc de « politique de la diversité ». Voilà qui ne mange pas plus de pain que des nègres Benetton et nous change agréablement de la lutte des classes. L’art encore de jouer avec les mots, de prendre des termes simples et de les combiner ou dissocier de manière créative, ce qui permet encore une fois d’ « aider le travail de l’intelligence », mais sous un jour euphorisant. « Dans savoir-faire, il y a savoir et faire », remarque notre ministre ; on ne saurait mieux dire, et l’on reconnaît là l’une des antiennes des Sciences de l’Éducation, grandes pourvoyeuses devant l’Éternel de vocables rassérénants (on brûle de connaître les itinéraires de découverte que suivront nos apprenants qui chez Alston, qui chez Renault, trilalarirette). L’art enfin d’agrémenter tant de rationalité d’un peu d’émotion, d’un peu de sursaut sympatoche : « Oh la la mais c’est incroyable ce mépris pour les gens qui travaillent à l’usine » s’exclame notre ministre, et sa voix monte dans un aigu bourvilesque beau travail de proximité.
Tout cela atteste d’une pleine maîtrise, bien rouée, des moyens langagiers. Pourquoi faire alors crédit au ministre ? C’est peut-être parce qu’il est immigré, peut-être parce qu’il a un CAP, peut-être parce qu’il a une bonne tête. Ou plus sûrement : parce qu’il est écrivain. La conception est pratique, et si confortable : il y aurait les forces du pouvoir et de l’argent, il y aurait les puissances de l’art et de la pensée. Les uns feraient des descentes et des affaires en banlieue, les autres rêveraient d’un monde meilleur au fil des tables rondes et des livres jeunesse, considérant, un peu comme les situationnistes, que le langage est la « demeure du pouvoir » et qu’il s’agit d’ouvrir cette Bastille. Mais non : il suffit parfois de leur mettre un portefeuille entre les mains, et on les retrouve très à l’aise dans leurs nouveaux meubles. Lire et écrire des livres ne changent rien à l’affaire.
Avec la langue Renard Junior
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Gilles Magniont
Un monde meilleur, celui où l’on parlerait avec les mots des écrivains ? Ben voyons.
Renard Junior
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.